Jésus ne disait rien aux foules sans parabole
— Mt 13:34
Le Seingneur des Anneaux est l’œuvre maîtresse de J.R.R. Tolkien (1892-1973). Publié entre 1954 et 1955 et diffusé à plus de 150 millions d’exemplaires, il est considéré comme le 7e livre le plus vendu au monde. Régulièrement, les médias nous en parlent à l’occasion d’un nouveau film ou d’une série inspirés du monde imaginé par Tolkien.
Dans toutes les générations, nous trouvons des passionnés du Seigneur des anneaux, et d’autres personnes indifférentes à ce style littéraire, ou même allergiques. Mais beaucoup de jeunes (bien sûr pas tous) sont sensibles à cette œuvre, non seulement pour la puissance de son imaginaire, mais sans doute aussi, pour sa « vérité », c’est-à-dire pour sa capacité à nous parler du monde dans lequel nous vivons, d’une manière détournée mais d’autant plus inspirante.
Comment une telle fiction, où il n’y a presque pas de référence religieuse 1, peut-elle nous parler de notre monde, et même nous en parler selon une perspective éclairée par la foi catholique ?
Une parabole qui suscite l’adhésion de son lecteur.
J. R. R. Tolkien est devenu catholique à 8 ans, lorsque, son père étant décédé, sa mère a quitté la Communion anglicane pour rejoindre l’Église catholique. Orphelin à l’âge de 12 ans, il eut comme tuteur un prêtre oratorien de l’oratoire de Birmingham. Tolkien vivra profondément pendant le restant de sa vie de cette foi reçue dans son enfance.
Dans ses premiers écrits concernant la Terre du Milieu (nom du continent où se déroule l’histoire du Seigneur des anneaux), Tolkien n’a pas cherché à témoigner explicitement de sa foi. Mais il a dû prendre conscience, après la publication du Hobbit 2, que sa foi imprégnait implicitement ses écrits. Il a travaillé alors le texte du Seigneur des anneaux dans ce sens. Il en témoigne dans une de ses lettres :
Le Seigneur des anneaux est bien entendu une œuvre fondamentalement religieuse et catholique ; de manière inconsciente dans un premier temps, puis de manière consciente lorsque je l’ai retravaillée. C’est pour cette raison que je n’ai pratiquement pas ajouté, ou que j’ai supprimé les références à ce qui s’approcherait d’une « religion », à des cultes et à des coutumes, dans ce monde imaginaire. Car l’élément religieux est absorbé dans l’histoire et dans le symbolisme 3.
John S. Maddux nous le dit à sa manière :
Ce n’est pas tant un monde déserté par Dieu qu’un monde où Il se contente de rester la plupart du temps à l’arrière-plan ; et ni le narrateur ni les personnages ne montrent le moindre empressement pour L’amener au premier plan 4.
Le Seigneur des anneaux est donc revendiqué par son auteur comme « une œuvre fondamentalement religieuse et catholique », mais pas de manière expli- cite. Tolkien « détestait toute allégorie ou autre genre littéraire qui eût cherché à imposer sa signification au lecteur 5 », contrairement à son ami C. S. Lewis, l’auteur des Chroniques de Narnia. Ainsi, ce serait trahir la pensée de l’auteur que de vouloir faire coïncider strictement des personnages ou des réalités de son œuvre avec des personnages ou des réalités de notre foi, à la différence de ce qu’il serait légitime de faire à partir des Chroniques de Narnia où Aslan est présenté comme une figure allégorique du Christ.
Alors, comment se révèle la dimension « fondamentalement religieuse et catholique » de cette œuvre ? Je pense qu’on découvre cette dimension en lisant ce roman comme une parabole de notre existence. Car beaucoup de paraboles ne nous parlent pas directement de Dieu. Pour ne prendre qu’un exemple, Dieu n’apparaît littéralement dans aucune des paraboles du cha- pitre 15 de l’évangile de saint Luc, mais seulement dans un commentaire de Jésus 6. Pourtant une parabole nous parle indirectement de Dieu et de notre rapport à lui au travers de l’histoire racontée. De plus, une parabole a deux grands mérites : elle supporte une pluralité de lectures, et en même temps elle appelle le lecteur à se situer par rapport à l’histoire, comme le roi David face à la parabole que lui raconte le prophète Nathan (2 S 12:5). Ainsi, une parabole simultanément respecte et suscite la liberté de son auditeur ou lecteur.
Cette forme littéraire qu’est la parabole décrit bien l’œuvre de Tolkien. Car celui-ci n’a pas d’abord voulu écrire une histoire, il a d’abord composé des langages. Spécialiste de nombreuses langues anciennes du Nord de l’Europe, il s’est amusé très tôt à composer de nouvelles langues. Or « une grammaire dit une conception du monde 7 ». Ainsi, ces langues l’ont amené à imaginer un monde, la Terre du Milieu, et à partir de là des histoires sont « nées » de ce monde, toujours en cohérence avec sa compréhension de notre monde, une compréhension inspirée par sa foi catholique.
Ce que Tolkien a mis en œuvre d’abord inconsciemment, il va l’exprimer dans un essai de 1947, Du conte de fées (en anglais : Faërie), où il justifie la création d’un monde imaginaire comme étant le langage le plus à même de rendre compte de notre monde. John S. Maddux le résume ainsi :
Tout écrivain moderne essaie, soit d’intégrer à l’ histoire le sens dont elle est porteuse, soit de permettre à ce sens de se dégager tout seul de ce qu’il raconte ou, mieux encore, d’y rester implicite. Mais tant qu’il imite la création primaire, tout ce qu’il a à dire […] apparaîtra selon toute vraisemblance comme une interprétation de ce monde primaire. En revanche, celui qui crée un univers secondaire, s’il a bien fait son travail, apparaîtra non comme quelqu’un qui interprète, mais comme quelqu’un qui se contente de présenter. Avec Tolkien, la technique (si je puis l’appeler ainsi) de la création parallèle répond en même temps à une autre intention ; elle permet à l’auteur, non seulement de présenter ses idées avec la force de l’expérience vécue, mais aussi, paradoxalement, de rendre avec beaucoup de force certains aspects de notre expérience en ce monde, et à vrai dire, des parties de notre expérience qu’on aurait cru dépasser le champ de l’expression littéraire 8.
Ces aspects de notre expérience auxquels Tolkien donne beaucoup de force sont nombreux dans le Seigneur des anneaux, et peuvent rejoindre des thèmes de catéchèse ou de pastorale que nous souhaitons aborder avec des jeunes.
Des pistes d’utilisation dans la pastorale des jeunes
Une œuvre aussi riche que celle de Tolkien peut ȋtre utilisée de très nombreuses manières. J’ai eu notamment l’occasion de m’en servir en week-ends d’aumônerie, en lien avec d’autres activités autour du Seigneur des anneaux, mais aussi dans une préparation de confirmation dans le temps de Pâques. Beaucoup d’autres occasions peuvent être utilisées. Dans ces différents cas, les thèmes abordés à partir de passages du Seigneur des an- neaux permettaient aux jeunes de s’ouvrir de manière nouvelle aux paroles des évangiles.
Le but de cet article n’est pas d’être exhaustif sur le sujet, mais de donner seulement quelques pistes déjà utilisées à plusieurs reprises. Il va de soi qu’il serait difficile de se risquer à utiliser le Seigneur des anneaux dans un cadre de pastorale des jeunes sans avoir au minimum lu une fois ce livre (les films réalisés par Peter Jackson et diffusés entre 2001 et 2003 peuvent être un bon support pour certains thèmes, mais ils ne peuvent se substituer à l’étude du livre).
Un premier thème de réflexion avec des adolescents ou jeunes adultes peut être celui de « Choisir la vie en acceptant la mort». Car tout au long du Seigneur des anneaux, les différents personnages ont conscience que leur choix de lutter contre le mal ne peut que les conduire vers la mort. Ce choix est exprimé consciemment au milieu du 1er livre, lors du conseil d’Elrond 9, ainsi que dans le 3e livre, lors du dernier débat 10. Les films de Peter Jackson soulignent encore plus ce choix. La fin heureuse pour les héros du livre apparaît ainsi comme une grâce inattendue, mais qui n’a pu arriver que parce qu’elle a été préparée par les choix de ces même héros et les aides de la providence. Et même il faut souligner combien le héros principal, Frodo 11, choisit la vie pour les autres. Mais lui-même ne trouvera le repos que dans un ailleurs qui l’oblige en final à quitter la Terre du Milieu 12. Ce thème peut être travaillé en lien avec Mc 8:35 : « Celui qui veut sauver sa vie la perdra ; mais celui qui perdra sa vie à cause de moi et de l’Évangile la sauvera. » Un autre thème possible est celui du rapport entre la liberté et la Providence : sans cesse les héros du livre sont amenés à poser des choix dans l’incertitude, mais avec la ferme volonté de lutter contre le mal, y compris en eux-mêmes. La Providence (on pourrait même dire la grâce) ne se substitue jamais à la liberté des différents personnages, mais elle est présente dès le départ 13, elle soutient les choix de chacun 14 et elle permet en final une fin heureuse bien qu’inattendue, grâce à l’intervention décisive de Gollum 15. Ce thème peut être rapproché de 2 Co 12:9 : « Ma grâce te suffit, car ma puissance donne toute sa mesure dans la faiblesse. »
Le thème de la compassion et du pardon tient une grande place dans ce roman. C’est la pitié et la compassion qui conduisent d’abord Bilbo 16, puis Frodo 17, et enfin Sam 18 à épargner Gollum, car eux-mêmes ont alors déjà porté l’Anneau et ils ont fait l’expérience de la puissance de tentation vers le mal qu’il renferme. Avoir été ainsi épargné à plusieurs reprises permettra à Gollum de détruire (involontairement) l’Anneau. Frodo, par compassion, voudra même épargner Saruman qui a essayé de le tuer, celui-ci le recon- naissant alors comme un véritable sage 19. Ainsi, ceux qui font l’expérience de la puissance de perversion de l’Anneau deviennent capables d’une vé- ritable compassion, car ils voient celui qui est tombé d’abord comme un blessé dont ils souhaitent la guérison (« Il est déchu, et sa guérison est au-dessus de nos moyens; mais je voudrais quand même l’épargner dans l’espoir qu’il puisse la trouver 20 »). Tous ces passages peuvent aider à relire de manière nouvelle l’incarnation, les tentations au désert et la passion du Christ comme com- passion de Dieu pour notre humanité déchue.
D’autres thèmes pourraient encore être abordés. Par exemple le rapport au pouvoir : L’Anneau, signe du pouvoir absolu, tôt ou tard vient corrompre le cœur de ceux qui le portent. Seuls les petits (les Hobbits), peuvent résister plus longtemps à la corruption du pouvoir. Cela nous aide à comprendre combien le Tout-Puissant ne peut se révéler que dans l’abaissement absolu, la kénose du Christ (cf. Ph 2:5-11). Le rapport à la Création est aussi un thème qui traverse toute cette œuvre, de même que celui de l’espérance. La bibliographie ci-dessous peut aider à approfondir ces thèmes ou à en dégager d’autres.
Ces quelques lignes nous montrent combien l’œuvre de Tolkien peut être un outil utile pour rejoindre des jeunes ou des adultes adeptes de la litté- rature fantastique et pour les aider à accueillir plus profondément la bonne nouvelle de la mort et de la résurrection du Christ. Car là où l’intrigue de Tolkien est fondé sur le principe de l’« eu-catastrophe » (néologisme de Tolkien décrivant une histoire qui semble aller de manière assurée vers la catastrophe et qui finit de manière heureuse), celui-ci voit dans la mort et la résurrection du Christ la véritable eu-catastrophe, celle qui nourrit notre espérance et que nous devons annoncer.
- Une seule référence religieuse se trouve dans le tome 3 du Seigneur des anneaux, appendice A, au cours du récit de la mort d’Aragorn.
- Le Hobbit est le premier livre publié par Tolkien en 1937, dont l’histoire pré- cède celle du Seigneur des anneaux.
- J. R. R. Tolkien, Lettres, Bourgois, 2005, lettre n° 142, p. 172.
- John S. Maddux, « Tolkien: du bon usage des autres mondes », in Communio 1981, n°5 p.42 ; en ligne : https://communio.fr/numero/129/qu-est-ce-que-la- th-ologie, consulté le 17 avril 2023.
- Ibid.
- Lc 15:10 : « Ainsi je vous le dis : il y a de la joie devant les anges de Dieu pour un seul pécheur qui se convertit. »
- Propos du rabbin Philippe Haddad dans une conférence à la synagogue de la rue Copernic à Paris le 27 mars 2023.
- Ibid., p.43
- J. R. R. Tolkien, Le Seigneur des anneaux, nouvelle traduction de D. Lauzon, Bourgois, 2014-2016, tome 1, p.344.
- Ibid., tome 3, p.183
- Les noms sont cités selon la nouvelle traduction ci-dessus.
- Ibid., tome 3, p. 367 : « J’ai voulu sauver le Comté, et il l’a été, mais pas pour moi », dit Frodo à Sam.
- Ibid., tome 1, p. 82 : « On a voulu que Bilbo trouve l’Anneau, sans toutefois que son créateur y soit pour quelque chose », dit Gandalf à Frodo.
- Ibid., tome 1, p. 346 : « [Frodo] ouvrit la bouche, étonné d’entendre ses propres mots, comme si quelque autre volonté se servait de sa petite voix. ‘‘Je vais prendre l’Anneau’’, dit-il. »
- Ibid., tome 3, p. 264-265.
- Ibid., tome 1, p. 87.
- Ibid., tome 2, p. 260 : « Maintenant que je le vois, j’ai bien pitié de lui. »
- Ibid., tome 3, p. 263.
- Ibid., tome 3, p. 355.
- Ibid.
Père Gilles de Cibon
Diocèse de Nantes