Le Sensus Fidei, explique Bernard Sesboüé, est «Un instinct, Un tact éminemment chrétien, qui conduit à toute vraie doctrine 1″. Ce sensus fidei est donc celui de tout vrai chrétien à titre personnel. Lorsqu’il est exprimé de manière générale sur un point donné par l’ensemble des fidèles, il devient alors le sensus fidelium, ou même, le consensus fidelium 2. »
Dans cet article, nous voudrions faire davantage connaissance avec notre hôte méconnu, le sensus fidelium, montrer qu’il s’agit en fait d’une donnée traditionnelle, notoirement développée par Yves Congar, remise à l’honneur par le concile du Vatican II et encore approfondie après le concile. En conclusion, nous reviendrons sur une difficulté rencontrée.
Une donnée traditionnelle
Le Sensus Fidei est le fait « d’un peuple sacerdotal (1 P 2:9), QUI a le sens du Christ (1 Co 2:16), les yeux du cœur (Ep 1:18), l’esprit de vérité (Jn 14:17 ; 16:3) et l’intelligence spirituelle (Col 1:9) 3. » Ce peuple possède une onction venue du Saint-Esprit et il connaît la vérité (1 Jn 2:20 et 27).
Pour les Pères de l’Église, le sensus fidelium plaide en faveur de la foi véritable : pour eux, la foi de toutes les Églises ne peut tomber dans l’erreur (Tertullien, Grégoire de Nazianze, Basile de Césarée, Jérôme), et ils font appel à la foi des fidèles pour justifier une doctrine controversée ou telle pratique ecclésiale (Épiphane, Nicéphore, Augustin, Vincent de Lérins – « Il faut veiller grandement à tenir ce qui a été cru partout, toujours, par tous 4 » –, Cassien). Et lors de la crise arienne, c’est le peuple qui maintient la foi, alors que le magistère épiscopal défaille…
Au Moyen Âge, pour Thomas d’Aquin, il existe une connaturalité du croyant avec les choses de la foi, connaturalité qui est un don du Saint- Esprit: « Avoir un jugement droit au sujet (des choses divines) selon une certaine connaturalité avec elles-mêmes relève de la sagesse selon qu’elle est un don de l’Esprit saint 5 » ; mais il s’agit probablement davantage du sensus fidei que du sensus fidelium. Au xvie siècle, Melchior Cano considère que l’autorité de l’Église catholique qui ne peut errer dans la foi constitue un lieu théologique, l’Église étant pour lui l’ensemble des fidèles, y compris les pasteurs :
« Si quelque chose est maintenant approuvé dans l’Église par l’accord commun des fidèles, ce que cependant un pouvoir humain n’aurait pu réaliser, cela provient nécessairement de la tradition des apôtres 6. » Depuis Cano, Robert Bellarmin et Francisco Suarez, cette doctrine se retrouve chez les maîtres dominicains et jésuites, ainsi qu’à la Sorbonne: pour plusieurs d’entre eux, l’infaillibilité du magistère enseignant se fonde sur celle du peuple croyant; réciproque- ment, les fidèles doivent obéir à l’enseignement de foi de leurs pasteurs. Au XIXe siècle, pour John Henry Newman et Matthias Scheeben, l’indéfectibi– lité de la doctrine de foi se fonde sur l’ensemble des croyants.
Depuis le concile de Trente (1545–1563) jusqu’aux définitions de l’Immaculée Conception (1854) et de l’Assomption (1950), le magistère en appelle à l’universus Ecclesiae sensus comme témoin de la foi véritable ; mais en même temps, il valorise toujours davantage sa compétence propre et l’obéissance à son autorité !
La contribution pionnière d’Yves Congar
En 1953, Yves Congar publie Jalons pour une théologIe du laïcat. Le sixième chapitre de l’ouvrage aborde la fonction prophétique des laïcs dans l’Église. Les fidèles, écrit-il, jouent un rôle dans la conservation et le développement du dogme, en vertu du sensus fidelium : celui-ci, « puissance d’adhésion et de discernement dans le corps des fidèles, est aussi et conjointement un sens de l’unité et de la communion qui comporte à titre essentiel une inclination obéissante à l’égard de l’autorité apostolique vivant dans le corps des évêques 7. » Les laïcs ne sont donc pas réduits à la passivité : la foi est active et vivante et, en l’exerçant, ils apportent au trésor doctrinal de l’Église ; mais leur part est de l’ordre de la vie, faite de tout ce qui procède d’une foi intériorisée : « C’est en vivant pleinement leur condition chrétienne chacun selon sa vocation, c’est-à- dire conformément au vouloir de Dieu, que les fidèles gardent la tradition, mais aussi la développent, réagissent d’instinct à ce qui la blesse et, ainsi, enseignent les hommes, l’Église, et la hiérarchie elle-même 8. »
Une remise à l’honneur à Vatican II
Un texte important de la constitution dogmatique sur l’églIse du concile du Vatican II aborde le sensus fidei : « La collectivité des fidèles, ayant l’onction qui vient du Saint (cf. 1 Jn 2:20 et 27), ne peut se tromper dans la foi ; ce don particulier qu’elle possède, elle le manifeste par le moyen du sens surnaturel de la foi qui est celui du peuple tout entier, lorsque, « des évêques jusqu’aux derniers des fidèles laïcs 9« , elle apporte aux vérités concernant la foi et les mœurs un consentement universel. Grâce en effet à ce sens de la foi qui est éveillé et soutenu par l’Esprit de vérité, et sous la conduite du magistère sacré, qui permet, si on lui obéit fidèlement, de recevoir non plus une parole humaine, mais véritablement la parole de Dieu (cf. 1 Th 2:13), le peuple de Dieu s’attache indéfectiblement à la foi transmise aux saints une fois pour toutes (cf. Jude 3), il y pénètre plus profondément en l’interprétant comme il faut et dans sa vie la met plus parfaitement en œuvre 10. »
Ce texte se trouve au chapitre 2 de la Constitution, consacré au Peuple de Dieu dans son ensemble, avant que ne soient distingués hiérarchie (cha- pitre 3) et laïcat (chapitre 4). Le peuple de Dieu est donc envisagé dans sa totalité. Le sensus fidei appartient à sa fonction prophétique, elle-même liée à l’exercice du sacerdoce commun. Cette totalité des fidèles ne peut faillir dans la foi : telle est l’expression première et fondamentale du charisme de l’infaillibilité de l’Église. Ce charisme se vit sous la conduite du magistère.
Le mouvement doctrinal de l’infaillibilité va donc de la totalité de l’Église à ses ministres : le Concile le souligne davantage que celui du Vatican I, et l’intègre dans une ecclésiologie du peuple de Dieu. Le sensus fidelium est actif : le peuple ne cesse d’actualiser la doctrine et de lui donner un visage concret, son action est témoignage. Une circulation active s’exerce donc entre le magistère et le sensus fidelium. Et notons que le rôle du peuple de Dieu est identique dans les deux domaines de la foi et des mœurs.
En somme, ce texte souligne la dimension communautaire de l’Église, même si celle-ci est structurée ministériellement: le témoignage des croyants n’est pas une fonction magistérielle, mais il fait autorité en matière de foi et de mœurs.
Après le concile
Après le concile, le sensUs fIDelIUm fait encore l’objet d’approfon– dissements. Ainsi en 2014, la Commission théologique internationale pu- blie un document sur Le sensus fidei dans la vie de l’Église, qui se demande ce qu’il en est de « l’identification du sensus fidei authentique dans des situations de controverse, lorsque par exemple il existe des tensions entre l’enseignement du magistère et des points de vue qui prétendent exprimer le sensus fidei 11 ». Le document considère d’abord le sensus fidei dans l’Écriture et la Tradition de l’Église (chapitre 1). Il l’envisage ensuite dans la vie personnelle du croyant, et parle d’instinct de la foi (chapitre 2). Puis il réfléchit sur le sensus fidei fi– delium dans la vie de l’Église, et insiste sur la contribution des laïcs (chapitre 3). Il se demande enfin comment discerner les manifestations authentiques du sensus fidei, et s’attarde sur les dispositions requises pour y participer authentiquement: participer à la vie de l’Église, écouter la parole de Dieu, s’ouvrir à la raison, adhérer au magistère, être saint, humble, libre et joyeux, rechercher l’édification de l’Église (chapitre 4). Finalement, nourri par le Saint-Esprit, le sensus fidei « permet à l’Église de rendre témoignage et à ses membres d’opérer le discernement qu’ils doivent sans cesse faire, à la fois en tant qu’individus et en tant que communauté, afin de savoir quelle est la meilleure manière de vivre, agir et parler dans la fidélité au Seigneur 12. »
Le Sensus Fidelium est une donnée traditionnelle, notoirement développée par Yves Congar, remise à l’honneur par le concile du Vatican II et encore approfondie après le concile. « Le sensus fidelium, écrit Bernard Sesboüé, est un lieu théologique important pour la détermination de la foi de l’Église, si l’on tient – avec la dogmatique catholique en particulier – que la parole de Dieu et donc le message de la révélation ont été confiés à un peuple sous une forme vivante 13. » De son côté, Marcel Neusch ajoute : « Le sens de la foi doit évidemment être formé, et vérifié en Église, mais il fait de chaque chrétien un sujet actif, apte à prendre des responsabilités dans les choses de la foi 14. »
Mais revenons à la question posée par la Commission théologique internationale : que se passe-t-il quand il n’y a pas unanimité des fidèles ? « Pasteurs et théologiens, répond Joseph Famerée, les premiers selon leur autorité apostolique, les seconds selon leur autorité doctrinale, ont à exercer leur discernement du sens de la foi (même partiel) du peuple de Dieu, en se mettant à l’écoute de la Parole de Dieu, de la tradition venant des apôtres, de la raison commune, de la conscience morale des hommes de bonne volonté et des signes des temps. Ce sens de la foi de tous les baptisés, pasteurs et théologiens compris, doit être formé par l’apprentis- sage du débat en Église, l’étude et une intense vie spirituelle 15. »
- Jean-Henri Walgrave, « La consultation des fidèles selon Newman», in Concilium 200, 1985, p. 41.
- Bernard Sesboüe, Le magistère à l’ épreuve, Desclée de Brouwer, Paris, 2001, p. 95.
- Gilbert Narcisse, « Sensus fidei », in Dictionnaire critique de théologie, Presses Universitaires de France, Paris, 1998, p. 1089.
- Vincent de Lérins, Commonitorium, II, 5.
- Thomas d’Aquin, Somme théologique, IIa IIae, q. 1, a. 5.
- Melchior Cano, De locis theologicis, l. 3, IV
- Yves Congar, Jalons pour une théologie du laïcat, Cerf – Unam Sanctam 23, Paris, 1961, p. 400.
- Ibid., p. 406.
- Augustin, De la prédestination des saints, 14, 27 ; PL 44, 980.
- Vatican II, Constitution dogmatique sur l’Église, no 12.
- Commission théologique internationale, Le sensus fidei dans la vie de l’Église, Cerf, Paris, 2014, p. 12.
- Ibid., p. 94.
- Bernard Sesboüe, op. cit., p. 95.
- Marcel Neusch, Les traces de Dieu. Éléments de théologie fondamentale, Cerf, Paris, 2004, p. 148.
- Joseph Fameree, « Sensus fidei, sensus fidelium. Histoire d’une notion théolo- gique discutée », in Recherches de Science Religieuse 2016/2 (Tome 104), p. 185.
Michel Castro
Lille