Le pape François dans un discours du jeudi 24 septembre 2015 devant le congrès américain cite en exemple quatre figures historiques : Abraham Lincoln, Dorothy Day, Martin Luther King et Thomas Merton. Il observe à travers ce dernier : « une capacité de dialogue et d’ouverture à Dieu. » Pour lui : « il demeure la source d’une inspiration spirituelle et un guide pour beaucoup de personnes. » Aujourd’hui, l’aura et l’image médiatique réapparaissent, depuis la commémoration du centenaire de sa naissance dans le monde entier. De nombreuses manifestations eurent lieu aux États-Unis et en France. Écrivain spirituel, auteur prolixe, Thomas Merton est né le 31 janvier 1915 à Prades en France dans les Pyrénées-Orientales et est dé- cédé le 10 décembre 1968 à Bangkok en Thaïlande. Un court rappel biographique s’impose.
On peut discerner dans la vie de Thomas Merton trois grandes parties ou trois grands axes. Tout d’abord, l’enfance difficile d’un garçon rêveur qui se passionne pour la littérature et les voyages dans lesquels il se réfugiera. En effet, le jeune Thomas vient d’une famille d’artistes (père peintre toujours en voyage, mère à la psychologie un peu fragile), les années d’adolescence vont se polariser dans une sorte de nihilisme ou tout du moins vers une vie plutôt marquée par une absence de valeurs. En Angleterre, il étudie à l’université de Cambridge entre 1933 et 1934. Il intègre ensuite l’université de Colombia en 1935 aux États-Unis. Alors qu’il semble un peu égaré par une vie déréglée, il découvre par hasard (mais existe-t-il un hasard?) L’esprit de la philosophie médiévale d’Étienne Gilson alors qu’il se promène dans les rues de New York. Véritable premier coup de foudre littéraire. Il découvre également Les Confessions de saint Augustin, deuxième révélation, qui vont transformer littéralement sa vie. Sa pensée semble évoluer, il se détourne de ses frasques d’étudiant et d’une volonté mauvaise. Il se convertit en 1938 à la religion catholique, puis en 1941, il entre dans un monastère trappiste, l’abbaye de Gethsemani dans le Kentucky. Entre 1951 et 1955, il devient maître des étudiants, entre 1955 et 1965, il est maître des novices. En 1965, et durant ces dernières années, Merton se détourne du cénobitisme pour intégrer la voie de l’érémitisme. Il vit dans un ermitage. Paradoxalement, il s’engage dans le dialogue interreligieux, alors qu’il recherche toujours plus de solitude. Sa fin est tragique, il meurt accidentellement, lors d’un voyage en Asie à Bangkok, dans une chambre d’hôtel après une conférence en s’électrocutant. Il laisse un vide spirituel dans la conscience de ses lecteurs mais également dans la conscience monastique. Merton avait beaucoup écrit et avait attiré de nombreuse vocations vers la vie monastique, ouvrant des portes dans le cadre d’une conversion évolutive et inspiratrice.
On peut suivre son évolution, sa croissance et sa formation spirituelle d’écrivain et de moine dans son ouvrage autobiographique : La Nuit privée d’étoiles 1. C’est une œuvre spirituelle qui dialogue encore avec nous. Elle a fait grandir celui l’a écrite, elle fait grandir celui qui la lit. Elle fut composée dans une période ascendante de la vie du moine écrivain entre 1944 et 1948. Ici, Thomas Merton s’y présente sans fard face à son lecteur et face à Dieu. Dans ce récit Thomas Merton se raconte en profondeur, intimo meo, y exprime son travail sur soi, mais également sa transformation de soi. Il pense et écrit son ouvrage comme une sotériologie. Ainsi, Merton remet
l’idée du sujet religieux à sa place dans un monde où elle semblait avoir déserté. La Nuit privée d’étoiles est l’autobiographie d’un moine catholique : l’anamnèse de la vie de Thomas Merton de l’année 1915 à 1947. Nous y dis- tinguons deux niveaux de lecture : un premier récit celui d’une vie profane et un second récit celui d’une vie consacrée et monastique.
Plus structurellement, l’ouvrage est composé de trois parties et d’un épi- logue. La première partie débute en 1915. Elle relate la jeunesse de Thomas Merton, ce qu’il nomme sa descente aux enfers (rappel du poème La divine Comédie de Dante Alighieri) jusqu’à son départ de l’université de Columbia et le décès de son grand-père en 1937. De 1937 à 1939, la seconde partie signale un événement majeur, pour lui au point de vue théologique : le bap- tême et le désir de Merton de devenir catholique. La troisième partie, de septembre 1939 à avril 1943, relate son entrée à l’abbaye de Gethsemani et finit par la mort tragique de son frère Jean-Paul à la guerre (17 avril 1943). L’épilogue se termine par une prière. Pour résumer, nous observons chez Merton deux grandes périodes : la première, 1915-1941, période de doute et d’incertitude, Merton ne connait pas l’existence de Dieu et du Christ. Cette période est celle de l’aridité spirituelle. Ce moment nous le qualifierons de pré-monastique ; la seconde période, 1941-1968, est celle d’une ouverture spirituelle et du projet monastique celui de vivre à l’abbaye de Gethsemani. Il faut maintenant pour éclairer notre propos délimiter, chez Merton, les bonheurs et les difficultés d’ordre spirituel qu’il a pu découvrir dans l’écri– ture et dans sa vie de moine. En effet, Merton envisage la construction littéraire et la vie spirituelle sur deux plans : L’amour des lettres et le désir de Dieu 2. Aussi, l’écriture se forme dans un processus psycho–spirituel en plusieurs grandes étapes. Ce goût pour la littérature, il le manifeste très tôt. C’est alors qu’il est au lycée de Montauban en France, qu’il écrit plusieurs nouvelles qui malheureusement resteront sans suite. En 1934, étudiant à l’université de Columbia, il consacre une thèse à l’étude de la nature et de l’art chez le poète anglais mystique William Blake. Il compose également des poèmes. Plus tard, Merton sera écrivain autant que moine. Pourtant, il semble qu’existe chez lui vis-à–vis de l’écriture un partage entre le charisme, le don voulu et donné par Dieu et le bâillon séculaire qu’il s’impose quo- tidiennement dans sa correspondance et son journal que nous évoquerons plus tard. L’écriture est pour lui un chemin de conversion, un lieu pour re- poser et épancher son âme, pour y rencontrer Dieu. Mais paradoxalement, c’est aussi le lieu de la célébrité, de l’angoisse et peut-être d’une forme de péché, par le succès et l’orgueil qu’il en retire. Merton semble réfléchir sur deux points : celui de l’état de l’écrivain et de sa duplicité ; celui du moine qui désire la sainteté. Dans une lettre du 10 février 1946 à son ami Jacques Maritain, Merton évoque ce problème, il écrit3 :
Je suis débordé de travail. J’essaie, avec beaucoup de volonté, d’ écrire un livre sur la vie contemplative [le titre était The Cloud and the Fire, et il a été publié sous le titre The Ascent to truth]. C’est le premier essai de théologie soutenue, et je trouve que les marches sont difficiles à escalader, à côté de quoi je suis constamment interrompu. Je pense plutôt que notre Seigneur bloque le livre pour le moment parce qu’il pense que ce sera peut-être mieux plus tard. Mais comme le dit Sertillanges la vie d’un écrivain peut être très exténuante, et je n’ hésite pas à dire que les pénitences que j’ai vécues sont en relation avec l’idée d’ écrire. Être théologien exige un ascétisme intérieur sévère, et quand je me surprends à soupirer pour une vie de solitude, d’obscurité, je me demande si, après tout, je ne suis pas seulement en train de chercher le luxe […]. Par la suite, j’ai été forcé d’admettre que pour moi la sainteté est très probablement liée aux livres, à l’ écriture et à la corvée intellectuelle. Dans l’ensemble, il est probablement plus facile d’ être un clochard qu’un érudit.
Un peu plus loin dans cette lettre, il évoque : « I am locked up in the book vault », phrase que l’on peut traduire par : « Je suis enfermé dans la voûte du livre. » On retiendra le caractère sacré du mot voûte. Thomas Merton semble considérer le texte littéraire comme une Église ou un monastère. L’écriture, dans son œuvre a souvent un caractère prophétique. Elle se déploie dans une quête spirituelle, en dehors du monde. Dans le même temps à travers son journal 4 ce charisme se révèle source d’inquiétude et d’angoisse. Il s’en remet à l’autorité du père abbé du monastère de Gethsemani James Fox.
Je suis allé voir le père abbé hier. Je lui ai demandé de nouveau si je pouvais cesser d’ écrire des vers, et il a refusé que j’abandonne complètement la poésie. Dès le début de l’entretien, j’avais abordé la question d’interrompre une trop grande activité, de jouir d’une plus grande solitude, et il a dit « non» à tout. Maintenant, je dois comprendre que le père abbé veut que j’ écrive. C’est certain.
Durant cette période, seul le vœu d’obéissance lui permet de continuer. Le 21 mars 1947 5, il parle de son désarroi devant les tâches d’écriture que ses supérieurs cisterciens lui imposent :
Aujourd’hui, j’ai reçu deux nouvelles tâches. Le père Abbé m’a donné les notes auxquelles travaillait le père Albéric 6 pour l’ édition révisée de son histoire de l’ordre, et il m’a demandé d’ écrire un nouveau guide pour les postulants. C’est-à- dire que j’ai maintenant au moins douze ouvrages commencés à différents stades d’achèvement.
Dans le journal intime récemment paru en français sous le titre Méditations avec les lucioles, Merton évoque la dualité spirituelle du littérateur et du moine : Thomas Merton ou frère Louis 7. Partagé entre un idéal littéraire et un idéal religieux, Merton a une personnalité « scindée ». Pour lui, écrire est une respiration, un exercice philosophique et théologique d’une gravité cer- taine, mais également un retour vers une réalité du monde qu’il cherchera toujours à fuir. Il écrit dans son journal, le 6 mars 1949, premier dimanche de carême : « Chaque livre qui sort sous mon nom est un nouveau problème. D’abord, chacun apporte avec lui un immense examen de conscience 8. » Double, l’écriture que furent La Nuit privée d’étoiles et son journal intime, engage l’auteur sur le chemin de l’introspection mais lui rend la vie plus complexe à cause même de ce dédoublement : « Chaque livre que j’écris est un miroir de mon propre tempérament et de ma conscience 9. » Cet examen de conscience littéraire et spirituel, nous avons pu le discerner à maintes reprises dans son récit, les oscillations changeantes sur l’écriture et son rapport à la foi. Mais ce qui semble emblématique ce sont deux réflexions principales que Merton se pose: l’écriture comme souffrance, mais également comme crucifixion. On y perçoit la transfiguration de soi par l’écriture mais également la vo– lonté de devenir un saint à travers l’état monastique. Transfiguration de soi qui existe par le récit de soi et la prière, l’écriture renforçant la spiritualité et le spirituel renforçant l’écriture par des vases communicants : « Je prie quand je prie, j’écris et je prie quand j’écris, et je ne m’inquiète de rien d’autre que du désir et de la gloire de Dieu, ce que je trouve du mieux que je peux dans le sacrement du moment 10 » (le 16 janvier 1950, fête de la chaire de saint Pierre à Rome).
Également le 27 septembre 1958 sur la même thématique reliant écriture et prière : « Je ne vais pas écrire comme quelqu’un qui est mené par ses obsessions mais librement, car je suis un écrivain, car pour moi écrire, c’est penser, vivre et même, dans une certaine mesure, prier 11. »
À ce niveau de spiritualité, Merton comprenait qu’il était mort au monde et au siècle, le fantôme inconsistant qu’il fut n’était plus. La chrysalide spi– rituelle a construit un tout autre être, une nouvelle âme (le 13 juin 1951) :
Chaque jour est le même pour moi car je suis devenu très différent de ce que j’ étais. L’ homme qui tenait ce journal est mort, juste comme l’ homme qui finissait La Nuit privée d’étoiles, lorsque ce journal débutait, était lui aussi mort et plus encore, l’ homme qui était le personnage central de La Nuit privée d’étoiles était mort encore et encore. Maintenant que tous ces hommes sont morts, c’est suffisant pour moi de le dire par écrit, et je pense que je finirai par l’oublier, écrire sur le sujet de La Nuit privée d’étoiles a suffi à le faire sortir de mon esprit, et c’est un bien. […] La Nuit privée d’étoiles est le travail d’un homme dont je n’ai jamais entendu parler. Ce journal est devenu la production de quelqu’un à qui je n’ai jamais eu le déshonneur d’ être présenté 12.
Le 26 septembre 1952, Merton continue son récit avec la même idée, celle d’une métamorphose spirituelle, la transformation de l’ancienne peau, de l’ancien homme en une nouvelle tunique, celle du Christ. Cesser d’écrire pour développer une nouvelle façon d’être :
C’est pour moi-même que j’ écris cela car le papier joue un rôle décisif dans la formation spirituelle d’un écrivain, y compris dans la formation qui le fera cesser d’ être écrivain et le transformera en quelque chose d’autre. Parce que je crois cette transformation nécessaire 13.
« Cette transformation nécessaire », Merton l’a vécue profondément. À l’image de saint Bernard de Clairvaux, au sujet duquel il a composé un court ou- vrage 14, Merton semble ordonner, vivifier et identifier sa vie et son récit à celui-ci. Tout d’abord par un détachement et une simplicité. Il semble avec le nombre des années perfectionner son style, l’épurer. Merton devait deve- nir par l’entremise de la littérature : un penseur, un mystique, un homme de Dieu. C’est par la purification de cette transformation et par une forte conversion qu’il a pu enfin opérer cette synthèse. Synthèse de l’obscurité et de la lumière d’une vie qui se partage entre la foi, la compassion, la solitude intérieure et l’amour de Dieu.
N.B. : Ce texte est largement inspiré du mémoire de Master 2 de l’auteur, soutenu à l’Université de Lorraine en théologie catholique : Récits de soi, construction de l’identité, du développement littéraire, religieux et théologique de Thomas Merton dans La nuit privée d’étoiles, le journal intime et le correspondance (1915-1968), encadré et suivi par Mme Marie-Anne Vannier, Professeure de théologie.
- Thomas Merton, La Nuit privée d’ étoiles, Albin Michel, Paris, 1951.
- Lire l’ouvrage remarquable de Dom Jean Leclercq, L’amour des lettres et le désir de Dieu, Cerf, 1956, où l’auteur décrit l’histoire de la littérature monas– tique et l’ineffabilité de la parole de Dieu.
- Correspondance, The School of Charity, The letters of Thomas Merton on religious renewal and spiritual direction, Farrar, Strauss, Giroux, États-Unis, 1990. Lettre 10 février 1946. (traduite par mes soins).
- Journal Le signe de Jonas, Albin Michel, 1955, 8 mars 1947, p. 38. 5 Ibid., 21 mars 1947.
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Moine de la communauté de Gethsemani.
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Nom religieux qu’il s’est choisi en entrant dans l’ordre cistercien, en l’honneur de saint Louis
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Méditations avec les lucioles, p. 98.
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Ibid., p. 98.
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Ibid., p. 121.
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Ibid., p. 195.
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Ibid., p. 128.
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bid., p. 162.
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Thomas Merton, Saint Bernard dernier Père de l’Église, coll. ‘‘Petite biblio- thèque monastique’’, Salvator, Paris, 2014.
Jean-François Méchinaud
Bénévole, bibliothèque du grand séminaire Saint-Jean à Nantes.