Tout bon exposé commence souvent par convoquer lhistoire pour camper son propos. Ce préalable permet de nuancer ou de souligner le caractère particulier de la situation présente. Sur le sujet des prêtres, il n’est même pas besoin de remonter au-delà du concile Vatican II qui commence par déclarer que « l’ordre des prêtres joue un rôle essentiel mais aussi de plus en plus difficile 1 ». Et force est de constater que peu de prêtres diocésains nieraient aujourd’hui cette difficulté qui a fait plus que persister.

En envisageant la diversité de l’exercice du ministère presbytéral, qui légitime l’emploi du mot dans un pluriel qui signifie aussi l’évidence impérieuse de l’agir en presbyterium, il reste donc opportun d’envisager comment on peut être simplement ou autrement prêtres aujourdhui. Face à lindividualisme contemporain, les pères conciliaires avaient déjà et constamment parlé des prêtres, au pluriel. Comment ne pas regretter que l’on en parle encore si souvent au singulier. Peuton lêtre dans un diocèse ordinaire où le petit nombre de ministres oblige souvent l’évêque à n’envisager qu’une seule manière dêtre prêtre, lexercice de la charge curiale, office trop pesant pour de plus en plus de prêtres ? Dans ce contexte de crise ecclésiale, voire ecclésiologique, peut-on encore appeler des jeunes, surtout après la terrible enquête de la Ciase? Ces questions concernent tout le Peuple de Dieu. Car, au fond, il sagit plus largement de cerner ce quon attend des prêtres et ce à quoi ils aspirent eux-mêmes.

Les quelques pistes personnelles qui sont ici déclinées nentendent évidemment pas répondre à toutes ces questions, ni résumer « les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses » des simples prêtres. Il ne sagit pas de décrire leurs richesses, ni de justifier les abus ou dysfonctionnements de certains dentre eux, mais dattirer lattention sur quelques aspects difficiles que jentends de leur ministère et de leur vie.

Une récente émission sur KTO titrait, non pas sur le bonheur dêtre prêtres, mais sur leur mal-être : « Malaise chez les prêtres diocésains ». Quelques signes alarmants donnent en effet à penser que le ministère presbytéral est en crise ou au-moins en mutation et certainement en transformation… comme sou- vent depuis des siècles ! Des prêtres quittent le ministère, pour une femme, ou pour un homme, ou tout simplement par usure ou désenchantement ou fuite de lÉgliseInstitution ou tout simplement par manque de fraternité entre prêtres. Des cléricalismes se développent, notamment envers des femmes, ou selon une conception partielle de « son sacerdoce ». Par ailleurs, des prêtres se plaignent de la surcharge de travail, notamment administra- tif, et des conflits chronophages de médiation entre les fidèles. Des attentes trop grandes pèsent aussi sur leur ministère : il leur faut être des pasteurs, des généralistes, des consolateurs, des décideurs, des hommes sensibles, des managers, des collaborateurs, des ministres du culte…etc. L’excès des analogies presbytérales (pastorale, paternelle, sponsale, fraternelle, ami- cale, médicale…) n’est pas bon signe. On leur demande une somme exceptionnelle de qualités. Ainsi le burn-out n’épargne pas les prêtres ; l’alcool ou dautres addictions – les réseaux sociaux nen étant que le dernier avatar – deviennent des révélateurs de l’exercice « de plus en plus difficile » de leur mission. Nous pourrions évoquer aussi les attentes déçues à l’égard de leurs évêques, lisolement ou la réduction de leur ministère au rôle daccompagnateur. Un sentiment d’usure les atteint. Une dévalorisation de leur ministère peut aussi conduire à un narcissisme séducteur tout aussi risqué. Un évêque qualifiait récemment certains prêtres de « prêtres en morceaux 2 ». Ces constats semblent bien négatifs et je pourrais tout autant faire la liste des joies. Mais pour que cette joie soit parfaite… mieux vaut surtout ne pas ignorer les peines.

Ces malaises constituent autant de fragilités qui couvrent parfois une fragilité plus fondamentale, inhérente au ministère lui-même : ce ministère ne donne pas à voir immédiatement l’amour du Bon Pasteur. Pourtant, à travers la médiation parfois voilée des prêtres, c’est bien l’amour de Dieu qui se réalise déjà. Comme ce n’est plus le ministère qui porte la personne mais la personne qui doit porter le ministère, les fragilités des personnes entraînent la fragilité du ministère lui-même. Dans ce contexte, il n’est peut-être pas anodin de voir ladjectif sacerdotal employé à nouveau dans un sens exclusivement clérical, comme un besoin de réassurance… faisant parfois oublier que le concile Vatican II a remis en valeur la tradition du sacerdoce commun des baptisés. Il nous faudrait comprendre de quoi ces aspects sont le signe : recherche didentité, faiblesse de la vie dans l’Esprit… ? Le débat est loin dêtre achevé.

« Les prêtres sont mis au service du Christ Docteur, Prêtre et Roi; ils participent à son ministère, qui, de jour en jour, construit ici-bas l’Église 3 » Partant de ce texte majeur du concile Vatican II, je voudrais attirer lattention sur quelques points à réfléchir ensemble. La première urgence me semble exiger de repartir de l’Église locale et de faire vivre en son sein un presbyterium. L’Église locale a besoin d’une continuité que les prêtres peuvent garantir par leur collégialité vécue. Les évêques ont sûrement encore beaucoup à faire pour donner un élan au presbyterium. Leur épiscopat dans un même diocèse est parfois trop court pour avoir le temps nécessaire à ce travail de fond. L’Église de Dieu a besoin de prêtres qui portent ensemble le ministère apostolique pour être des apôtres de et dans l’Église locale. Devant la diversité, la plus souvent légitime, des prêtres (diocésains, religieux, fidei donum, engagés dans un travail professionnel, auniers, etc.) lunité presbyrale devient un souci permanent et prioritaire que doit porter le Conseil pres- byral. Lavertissement est clair : « Aucun prêtre nest [] en mesure daccomplir toute sa mission isolément et comme individuellement ; il ne peut se passer d’unir ses forces à celles des autres prêtres 4. » Et si le pape François dénonce « un certain individualisme pastoral » c’est pour en appeler à « faire le choix de la fraternité », choix à cultiver pour « la communion du clergé en Christ, autour de l’évêque » en raison de la perspective missionnaire 5. Car le presbyterium doit habiter le ministère comme aussi la vie des prêtres : chaque ministre engage les autres. L’évêque ne fait pas participer à son ministère comme si celui-ci était plénier au point que les prêtres ne puissent qu’y participer. Le concile précise surtout que les prêtres sont des « coopérateurs avisés de l’ordre épiscopal » et qu’ils « constituent avec leur évêque, un seul presbyterium » (LG 28).

Ce renouvellement de lêtre et de lagir senracine nécessairement dans la formation, dès les années de séminaire. Celle-ci n’a cessé de s’allonger, pas- sant, en 40 ans, de 5 années à 8 années au minimum ! Or, cet allongement ne constitue pas une garantie absolue, surtout s’il n’est pas suivi de ce qui mapparaît plus essentiel : la formation continue à partir de la relecture des pratiques pastorales. De même, si une formation associant davantage de femmes est nécessaire, la capacité d’une véritable collaboration avec des laïcs, et notamment des femmes, devrait faire partie des « aptitudes requises » pour prétendre à lordination. Nous pourrions aussi voir comment nous prenons en compte la notion de durée dans le ministère? Comme me le disait un prêtre : « Nous ne sommes pas prêtres à 35 ans comme à 60, ou à 80 ans. Il y a une expérience qui grandit, des découvertes progressives, des échecs aussi ou des expériences de toutes sortes qu’il faut assumer. » Certains prêtres se sentent parfois forcés de répondre à des questionnements alors quils nont pas encore la maturité presbytérale suffisante pour les entendre et encore moins pour y répondre.

Mais, plus largement encore, il sagit de revisiter la notion du « don de soi ». La « vocation» presbytérale ayant été longtemps magnifiée comme un « sacrifice » ou « une vie donnée», on a cru bien faire, en réaction, à la présenter seulement comme une « vie heureuse ». Il y a quelques années, une étude américaine avait désigné le presbytérat comme : « le métier qui rend le plus heureux au monde » ! Or, la vie des prêtres n’est intrinsèquement ni plus heureuse ni plus héroïque que celle des pères ou mères de famille, que Charles Péguy appelait les « aventuriers du monde moderne ». Chaque vie est « pascale » avec des joies et des peines, et il ne sert à rien de nier des épreuves inhérentes à toute vie. La trop grande attention portée aux célébrations des ordinations presbyrales fait dautant plus craindre le retour à la réalité ordinaire.

Car, ainsi que les sombres vallées succèdent aux cimes resplendissantes, les surprises du réel surgissent bien vite. Les demandes des fidèles, qu’ils soient croyants ou non, confinent souvent les prêtres à nêtre que des « distributeurs de sacrements ». La préparation de ces derniers, si les prêtres s’y consacrent, ne leur permet pas toujours de rejoindre les gens là où ils sont et de les faire accéder à une vie plus chrétienne. La désillusion peut grandir quand on ne demande pas aux prêtres ce pour quoi ils ont été formés, ou ce pour quoi ils pensent sêtre engagés dans le presbyrat. La possibilité de développer leurs dons, même quand une passion semble extérieure à leur mission, permet parfois de retrouver plus de motivation pour les tâches explicitement pastorales. Laccomplissement dun travail, ainsi que le pra– tiquent par exemple les prêtres de la Mission de France, offre un autre équilibre de vie.

Sur un autre plan, lexercice de lautorité appelle lui aussi une attention particulière. Si beaucoup de prêtres savent compter sur les nombreuses compétences des fidèles laïcs, des diacres, des religieuses, ils doivent sou- vent – et aiment parfois – tout décider. Leur autorité, reçue du Christ par lordination, risque très vite de les confronter à dautres autorités reconnues parce qu’elles procèdent d’un sens du service ou d’une compétence réelle. Le ministère presbytéral ne devrait pas se penser comme un « pouvoir sur » anrieur au service lui-même. Les prêtres ont lautoritédu service. Des usages ecclésiaux et des règles canoniques existent comme autant de façons de se garder de lautoritarisme : les promouvoir ne devrait jamais apparaître comme une entrave à linitiative.

Et cette question appelle nécessairement une application pleine et entière du principe de subsidiarité. Les prêtres ont tout à gagner à faire progresser le rôle propre des laïcs dans la mission de l’Église, tel que cela leur est explicitement demandé : « Ils discerneront dans la foi les charismes des laïcs sous toutes leurs formes, des plus modestes aux plus élevées, ils les reconnaîtront avec joie et les développeront avec ardeur 6. » Toutefois, il est évident que cette attention ne doit pas mener les prêtres à ne se réserver que les lieux qu’ils aiment! Un service oblige aussi à faire ce que l’on aime moins! Là encore, un discernement en presbyterium peut aider à une relecture des pratiques à la lumière de celles des autres : célèbre-t-on des messes en semaine, des obsèques, de quelle façon est-on présent à la préparation des sacrements ou célébrations, à la vie même de la paroisse ?

Laccompagnement spirituel constitue aussi un lieu indispensable de relecture. Il est essentiel que chaque ministre soit accompagné par un prêtre, un diacre, un fidèle laïc, qu’il ait le soutien d’une « équipe de vie » avec des confrères, et qu’il bénéficie aussi d’une évaluation ou d’une supervision. Cela implique tout autant d’accueillir ou de solliciter son évêque pour faire un point régulier.

Effectivement, le rapport à lévêque est loin dêtre négligeable. Il renvoie à la question de lexercice de lautorité. À loccasion du rapport de la Ciase, certains prêtres ont eu l’impression que les évêques étaient « face » à leurs prêtres, beaucoup plus qu’avec eux. Ces affaires ont parfois brisé leur joie première, les obligeant même à trouver dautres motivations à leur vocation que celles qu’ils écrivaient dans leur belle lettre de disponibilité au diaconat puis au presbytérat. Et si quelques prêtres ont réagi avec un corporatisme malsain, dautres, même devenus plus vulrables, ont su approfondir et déplacer le sens de « leur sacerdoce » particulier au service du sacerdoce commun des fidèles. Il faudrait aussi réfléchir, en corollaire, à ce qui pour- rait apparaître comme un trop grand pouvoir épiscopal sur les nominations risquant de livrer les prêtres à larbitraire de lévêque. Là encore, le sens du ministère et les exigences de l’obéissance doivent apparaître premiers, tant pour l’évêque que pour les prêtres, si l’on souhaite retrouver ou entretenir un dialogue fructueux entre le presbyterium, chacun de ses membres, et l’évêque à qui sa conduite est confiée, pour un temps.

On constate ainsi combien il faut attacher dimportance aux relations mises au service de la communion. Non seulement il sagit de faire face au tout– venant, à la multiplicité de toutes les situations personnelles, mais chaque relation a de multiples brins que le ministère des prêtres oblige à différencier. Si « au milieu de tous les baptisés, les prêtres sont des frères parmi leurs frères 7 », ils doivent passer parfois dune attitude dadministrateur à celle de conseiller spirituel, d’aumônier ou de confesseur… Cet aspect peut être difficile à gérer psychologiquement. La différenciation et le respect des fors interne et externe constituent un enjeu dans ce temps qui bouleverse vie privée et vie publique. De surcroît, les prêtres doivent unir des diversités – politique, ecclésiale ou liturgique – que le confinement a révélées plus particulièrement. Certains ne savent plus comment ouvrir des lieux de dialogue entre personnes ou groupes inconciliables. L’eucharistie devient alors un lieu de tension plus que de communion. Lattention à une belle liturgie aussi intelligente qu’accessible constitue alors une priorité, et là encore avec et à partir des dons de tous les baptisés.

À cette diversité répond la singularité des ministres. En Jean 21, le Ressuscité s’adresse à « Simon, fils de Jean » pour le faire devenir pasteur avec toute sa vie passée. Simon est toujours là quand Pierre renaît et devient celui qui pait les « brebis » du Seigneur. Comme tout individu, les prêtres ne sont pas divisés et ne doivent pas lêtre : dun côté le ministre, de lautre lhomme. Il importe de faire germer en chacun tout ce que le Seigneur a déjà ressuscité en soi. On pourrait évidemment continuer cette liste qui ne constitue que le point de départ d’une relecture de nos pratiques. Chacun peut y contribuer. Notre changement d’époque va conduire à un changement ministériel profond. La mise en œuvre dune synodalité vécue transformera la manière dêtre prêtres. L’Esprit saint y travaille. Cela partira de nos joies pastorales et réussites missionnaires ; mais cela ne pourra pas se faire sans prendre en compte les maux dont nous souffrons. Diversement perçus par l’opinion, les prêtres devront, dans tous les cas, faire preuve d’un grand réalisme spirituel pour témoigner du Christ, seul Bon Pasteur.

  1. Presbyterorum ordinis, 1
  2. Cf. Mgr Gérard Daucourt, Prêtres en morceaux, Cerf, 2022
  3. Ibid
  4. Presbyterorum ordinis, 7
  5. François, Discours du 21 juin 2014
  6. Presbyterorum ordinis, 9
  7. Ibid

 

+ Hervé Giraud
Archevêque de Sens-Auxerre