Il est heureux que pour l’Année sainte la liturgie nous donne à méditer l’évangile selon saint Luc, l’évangéliste de la prière, de la miséri- corde, des origines de la mission.
La tradition attribue à Luc, médecin d’Antioche, compagnon de Paul, deux livres : l’Évangile et les Actes des Apôtres. Quelle relation établir entre les deux? La critique allemande a longtemps déprécié l’auteur des Actes comme un piètre théologien. Cependant à partir de 1950 le vent tourna. C’est ainsi que H. Conzelmann attribua à Luc la distinction, dans l’histoire du salut, de trois étapes : temps des promesses, temps de Jésus, temps de l’Église. La question de l’unité Évangile/Actes était posée. D’autre part, en réaction contre l’épuisante recherche des sources, l’analyse narrative se concentre sur le texte tel qu’il est et étudie les procédés d’écriture. En ce sens, les publica– tions de J.-N. Aletti, Quand Luc raconte : le récit comme théologie (Cerf, 1988), et en dernier lieu l’Évangile selon saint Luc. Commentaire (Lessius, 2022, 738 p.), dont nous nous inspirerons, sans oublier la nécessité d’une recherche de type historico-critique.
Cet article vise les orientations majeures de l’Évangile de Luc, en étant at- tentif aux références et allusions à l’Ancien Testament et aux clins d’œil vers la naissance de l’Église, confiée aux serviteurs de la Parole sous l’impulsion de l’Esprit saint. En cette Année sainte, puisse cet essai apporter des pistes de réflexion pour la prédication.
N.B. : la suite de cette présentation de l’Évangile de Luc sera publié dans le numéro 1601 de la revue en janvier 2025.
Note sur la lecture liturgique de Luc en 2024-2025 :
- temps de l’Avent et de Noël : Lc 1-3 ;
- temps ordinaire : lecture continue de Lc 4:16 – 6:49, du 2e dimanche (19 janvier) au 8e dimanche (2 mars) ;
- carême : cycle spécial ;
- temps pascal : Lc 24 et extraits des Actes des Apôtres ;
- 13e dimanche du temps ordinaire (6 juillet) : reprise de la lecture continue (Lc 10 sv).
Articulation de l’Évangile :
- les naissances de Jean Baptiste et de Jésus (1 – 2) ;
- la mission de Jean Baptiste et Introduction à la mission de Jésus (3:1 – 4:13) ;
- la mission en Galilée (4:14 – 9:50) ;
- la montée vers Jérusalem (9:52 – 19:40) ;
- à Jérusalem: instructions, jugement, passion (19:41 – 24:56) ;
- la reconnaissance du Ressuscité et ascension (24).
Le projet de Luc selon le Prologue (Lc 1:1-4 et Ac 1:1)
Luc est le seul auteur du Nouveau Testament à avoir composé un prologue à la manière des historiens de son temps. Il commence par évo- quer ses prédécesseurs, non pour leur reprocher leur insuffisance, mais pour s’appuyer sur le témoignage de ceux qui sont devenus serviteurs de la parole, à savoir les apôtres et les disciples. Le grand nombre de noms propres qui parsèment l’œuvre de Luc témoigne de sa vaste enquête. Parmi les sources écrites s’impose l’évangile de Marc qui fournit la trame narrative. La com- paraison de Luc avec Matthieu montre l’existence d’une collection de logia (la source Q, Quelle) à laquelle chacun des deux évangélistes a puisé.
Luc remonte aux origines, étant le seul à raconter les enfances de Jean Baptiste et de Jésus. La rétrospective jusqu’à Adam (3 : 38) donne une va- leur universaliste à l’œuvre qui se caractérise aussi par son ancrage dans le temps des promesses.
Qui est ce Théophile auquel Luc dédie l’évangile et les Actes des Apôtres ?
C’est un lettré récemment converti, qui voudrait s’assurer de la solidité de l’instruction déjà reçue. Selon les usages du temps, Luc espère sans doute de lui l’aide financière indispensable pour l’édition.
L’évangile des enfances (Lc 1 et 2)
Propre à Luc, cette ouverture a exercé la plus grande influence sur la piété et l’art. Que serait Noël sans la crèche? Selon un procédé bien attesté chez les écrivains de son époque, Luc met en parallèle Jean Baptiste et Jésus, et dans les Actes Pierre et Paul. L’étude du genre littéraire permet d’entrer dans la perspective croyante de Luc.
Sans minimiser le rôle de Jean Baptiste, nouvel Élie, Luc souligne la supé- riorité du Fils de David. C’est la joie de l’accomplissement des promesses divines, citées expressément ou sous forme allusive. La Loi et les prophètes sont convoqués pour attester que Jésus est bien le Sauveur attendu.
Les contrastes sont significatifs. Zacharie reçoit une vision dans le cadre grandiose du Temple. Gabriel rejoint Marie dans l’humble village de Nazareth. Il faut un ordre de César Auguste pour que la sainte Famille se rende à Bethléem. En guise de trône, l’enfant sera couché dans une man– geoire. Ceux qui entendront le chant des anges et rendront hommage au nouveau-né, ce ne sont pas des notables, mais de simples bergers, qui seront les premiers missionnaires. « Heureux, vous les pauvres ! »
La piété n’a cessé d’exalter Marie, comblée de grâce, cette kharis qui désigne le plan divin du salut. Dans un premier temps, Gabriel annonce la nais- sance du Fils de David. Il dévoile à Marie le mystère de la naissance virgi- nale sous l’action de l’Esprit créateur. Luc fait entrevoir le mûrissement de la foi en l’humble servante du Seigneur, elle qui retenait les événements et les méditait dans son cœur (Lc 2:19).
La présentation de Jésus au Temple constitue le point culminant du drame. En soi, l’offrande de pauvres gens ne saurait attirer l’attention du public. Pourtant l’Esprit saint est à l’œuvre et fait de Syméon l’interprète d’Isaïe : ce nouveau-né apportera la lumière aux nations et sera la gloire d’Israël (2:32). Avec Anne, Syméon représente le peuple des pauvres du Seigneur persévérant dans l’attente. La joie n’est pas sans ombre: cet enfant sera un signe de contradiction en Israël (2:3)
La scène de la fugue de Jésus au Temple le troisième jour accentue la ré- férence à Pâques. On y entend la première parole de Jésus : « Ne saviez- vous pas qu’il me faut être chez mon Père ? » ou « aux affaires de mon Père ? » L’orientation de toute une vie est donnée, mais elle reste cachée dans le silence de Nazareth.
Les cantiques qui scandent le récit font progressivement découvrir l’identité et la mission de Jean et de Jésus, fils de David, Fils de Dieu. Ils sont l’écho des chants de la communauté de Jérusalem.
La prédication de Jésus à Nazareth (Lc 4:16–30)
Luc a donné à cette scène une valeur programmatique, tout comme au discours de Paul à Antioche de Pisidie (Ac 13:16-41). Selon le rituel juif, l’office commençait par une série de bénédictions, puis venait la lecture de la Torah, suivie de sa traduction en araméen (targum) et d’un passage adapté des Prophètes. L’homélie en proposait l’actualisation.
Ici Jésus intervient directement en choisissant un extrait du rouleau d’Isaïe :
« L’Esprit du Seigneur est sur moi parce qu’il m’a conféré l’onction. » (Is 61:1) Ce texte se rattache aux poèmes du Serviteur, dispersés dans la deuxième partie d’Isaïe. Dans la communauté des rapatriés inquiets de leur avenir, un prophète donc se lève pour annoncer une année agréable au Seigneur, un jubilé se caractérisant par la remise des dettes et le rétablissement de chacun dans la terre de ses ancêtres. Selon la traduction grecque, utilisée par Luc, revient par deux fois le terme aphesis, employé pour la libération d’un prisonnier ou d’un esclave et, dans la langue biblique pour le pardon des péchés. Les deux connotations se complètent. L’attente du grand Jubilé était bien présente dans la tradition juive 1.
Jésus s’approprie cette joyeuse annonce (évangile). Au baptême, il a reçu l’onction de l’Esprit saint, comme le dira Pierre au centurion Corneille (Ac 10:38). Toute l’action de Jésus, guérisons, exorcismes libérant de la force du mal, apparaît comme le signe de l’avènement du règne de Dieu. La cita– tion s’arrête sur une note positive, omettant la menace, « jour de vengeance pour notre Dieu ». On retrouve cette citation quand Jésus répond aux envoyés de Jean Baptiste : « La bonne nouvelle est annoncée aux pauvres » (Lc 7:21). Quel programme pour aujourd’hui !
Aujourd’hui désigne le grand Jour de l’accomplissement des promesses divines. En ajoutant : « Pour vous qui entendez », Jésus sollicite l’attention de ses auditeurs. Pourtant perce le doute. « Qui est-il donc, ce fils de Joseph,
- 1 Ainsi dans un texte de Qumrân, c’est Melchidédech, chef des anges, qui annoncera le Jubilé, le jour des Expiations, apportant la libération pour les justes et la vengeance contre les partisans de Bélial (Satan) (supplément aux Cahiers Évangile 136, p. 30).
pour élever une telle prétention ? » (cf. Jn 6:42). Plus encore, c’est l’exigence de signes comme ceux accomplis à Capharnaüm, des miracles sur commande ! Tragique réalisation d’un proverbe : « Nul n’est prophète en son pays». Jésus réplique en évoquant les miracles accomplis en terre étrangère, par Élie et Élisée, l’un en faveur d’une femme de Sarepta, l’autre en faveur de Naaman, général syrien atteint de la lèpre. Notons l’importance du cycle d’Élie dans la tradition évangélique. C’en est trop ; la colère l’emporte et l’on veut jeter le perturbateur du haut de la falaise. « Mais lui, passant au milieu d’eux, alla son chemin. »
Cette conclusion est transhistorique. Inutile de chercher à Nazareth la Roche tarpéienne ! Pour Luc, le rejet de Jésus par les autorités juives est lié à sa volonté d’ouvrir l’Alliance aux nations. Le même drame se reproduisit à Antioche de Pisidie quand Paul déclara aux Juifs irrités de la conver- sion des païens : « Puisque vous repoussez [la bonne nouvelle], vous vous êtes vous-mêmes jugés indignes de la vie éternelle, alors nous nous tournons vers les nations » (Ac 13:45).
Le rapprochement entre ces deux scènes met en évidence l’un des problèmes majeurs auxquels Luc s’efforce de répondre. N’oublions pas la conclusion des Actes des Apôtres. À Rome Paul recevait tous ceux qui venaient le trouver (28:3 s), sans exclusive donc. C’est le thème que développera l’épître aux Éphésiens, écrite sans doute à la même époque.
La pêche miraculeuse et la vocation de Pierre (Lc 5:1-11).
Marc place l’appel des premiers disciples tout au début de la pré- dication de Jésus en Galilée. Luc la situe après la journée de Capharnaüm, dans le cadre d’une pêche miraculeuse, rapportée par Jean lors d’une appa- rition du Christ aux bords du Lac ( Jn 21:1-14). D’un point de vue chrono- logique, chacune des situations a sa vraisemblance.
Chez Luc, tout commence par le succès de la prédication de Jésus, qui de- mande à Pierre de prêter sa barque (cf. Mc 4:1). Jésus invite ensuite Pierre à jeter le filet en eau profonde. Demande surprenante, après une nuit infruc- tueuse. Pierre pourtant fait confiance : « Sur ta parole, je vais jeter les filets. » Le succès inespéré révèle l’efficacité de la Parole. Il faut le concours des associés pour éviter que la barque ne s’enfonce. Le fait a valeur théopha- nique et provoque l’effroi. Comme Isaïe au Temple de Jérusalem, Pierre prend conscience de son péché, non pour être accablé mais pour recevoir une mission. « Sois sans crainte, désormais ce sont des hommes que tu auras à capturer » (5:10).
Métaphore vive, dont nous risquons par habitude de perdre la force. Selon le prophète Habacuc, la cruauté des Chaldéens n’est-elle pas comparée à celle du pêcheur (1:14-16) ?
Comprenons : les hommes vivent dans l’ignorance, l’insouciance. Par la prédication il faut leur faire prendre conscience de leur péché et les attirer vers le Royaume : « Convertissez-vous et croyez à l’Évangile » (Mc 1:15). Ce qui est prioritaire, ce n’est pas la menace du châtiment, mais l’annonce que Dieu, riche en miséricorde, se fait tout proche.
Par ce récit, Luc prépare l’histoire de la mission. Selon la première partie des Actes, Pierre tient le premier rôle et ouvre la mission aux nations par le baptême du centurions Corneille (Ac 10).
Édouard Cothenet
Prêtre du diocèse de Bourges