Thomas Merton - Moine et écrivain, un idéal littéraire et religieux
Le pape François dans un discours du jeudi 24 septembre 2015 devant le congrès américain cite en exemple quatre figures historiques : Abraham Lincoln, Dorothy Day, Martin Luther King et Thomas Merton. Il observe à travers ce dernier : « une capacité de dialogue et d’ouverture à Dieu. » Pour lui : « il demeure la source d’une inspiration spirituelle et un guide pour beaucoup de personnes. » Aujourd’hui, l’aura et l’image médiatique réapparaissent, depuis la commémoration du centenaire de sa naissance dans le monde entier. De nombreuses manifestations eurent lieu aux États-Unis et en France. Écrivain spirituel, auteur prolixe, Thomas Merton est né le 31 janvier 1915 à Prades en France dans les Pyrénées-Orientales et est dé- cédé le 10 décembre 1968 à Bangkok en Thaïlande. Un court rappel biographique s’impose.
On peut discerner dans la vie de Thomas Merton trois grandes parties ou trois grands axes. Tout d’abord, l’enfance difficile d’un garçon rêveur qui se passionne pour la littérature et les voyages dans lesquels il se réfugiera. En effet, le jeune Thomas vient d’une famille d’artistes (père peintre toujours en voyage, mère à la psychologie un peu fragile), les années d’adolescence vont se polariser dans une sorte de nihilisme ou tout du moins vers une vie plutôt marquée par une absence de valeurs. En Angleterre, il étudie à l’université de Cambridge entre 1933 et 1934. Il intègre ensuite l’université de Colombia en 1935 aux États-Unis. Alors qu’il semble un peu égaré par une vie déréglée, il découvre par hasard (mais existe-t-il un hasard?) L’esprit de la philosophie médiévale d’Étienne Gilson alors qu’il se promène dans les rues de New York. Véritable premier coup de foudre littéraire. Il découvre également Les Confessions de saint Augustin, deuxième révélation, qui vont transformer littéralement sa vie. Sa pensée semble évoluer, il se détourne de ses frasques d’étudiant et d’une volonté mauvaise. Il se convertit en 1938 à la religion catholique, puis en 1941, il entre dans un monastère trappiste, l’abbaye de Gethsemani dans le Kentucky. Entre 1951 et 1955, il devient maître des étudiants, entre 1955 et 1965, il est maître des novices. En 1965, et durant ces dernières années, Merton se détourne du cénobitisme pour intégrer la voie de l’érémitisme. Il vit dans un ermitage. Paradoxalement, il s’engage dans le dialogue interreligieux, alors qu’il recherche toujours plus de solitude. Sa fin est tragique, il meurt accidentellement, lors d’un voyage en Asie à Bangkok, dans une chambre d’hôtel après une conférence en s’électrocutant. Il laisse un vide spirituel dans la conscience de ses lecteurs mais également dans la conscience monastique. Merton avait beaucoup écrit et avait attiré de nombreuse vocations vers la vie monastique, ouvrant des portes dans le cadre d’une conversion évolutive et inspiratrice.
On peut suivre son évolution, sa croissance et sa formation spirituelle d’écrivain et de moine dans son ouvrage autobiographique : La Nuit privée d’étoiles 1. C’est une œuvre spirituelle qui dialogue encore avec nous. Elle a fait grandir celui l’a écrite, elle fait grandir celui qui la lit. Elle fut composée dans une période ascendante de la vie du moine écrivain entre 1944 et 1948. Ici, Thomas Merton s’y présente sans fard face à son lecteur et face à Dieu. Dans ce récit Thomas Merton se raconte en profondeur, intimo meo, y exprime son travail sur soi, mais également sa transformation de soi. Il pense et écrit son ouvrage comme une sotériologie. Ainsi, Merton remet
l’idée du sujet religieux à sa place dans un monde où elle semblait avoir déserté. La Nuit privée d’étoiles est l’autobiographie d’un moine catholique : l’anamnèse de la vie de Thomas Merton de l’année 1915 à 1947. Nous y dis- tinguons deux niveaux de lecture : un premier récit celui d’une vie profane et un second récit celui d’une vie consacrée et monastique.
Plus structurellement, l’ouvrage est composé de trois parties et d’un épi- logue. La première partie débute en 1915. Elle relate la jeunesse de Thomas Merton, ce qu’il nomme sa descente aux enfers (rappel du poème La divine Comédie de Dante Alighieri) jusqu’à son départ de l’université de Columbia et le décès de son grand-père en 1937. De 1937 à 1939, la seconde partie signale un événement majeur, pour lui au point de vue théologique : le bap- tême et le désir de Merton de devenir catholique. La troisième partie, de septembre 1939 à avril 1943, relate son entrée à l’abbaye de Gethsemani et finit par la mort tragique de son frère Jean-Paul à la guerre (17 avril 1943). L’épilogue se termine par une prière. Pour résumer, nous observons chez Merton deux grandes périodes : la première, 1915-1941, période de doute et d’incertitude, Merton ne connait pas l’existence de Dieu et du Christ. Cette période est celle de l’aridité spirituelle. Ce moment nous le qualifierons de pré-monastique ; la seconde période, 1941-1968, est celle d’une ouverture spirituelle et du projet monastique celui de vivre à l’abbaye de Gethsemani. Il faut maintenant pour éclairer notre propos délimiter, chez Merton, les bonheurs et les difficultés d’ordre spirituel qu’il a pu découvrir dans l’écri- ture et dans sa vie de moine. En effet, Merton envisage la construction littéraire et la vie spirituelle sur deux plans : L’amour des lettres et le désir de Dieu 2. Aussi, l’écriture se forme dans un processus psycho-spirituel en plusieurs grandes étapes. Ce goût pour la littérature, il le manifeste très tôt. C’est alors qu’il est au lycée de Montauban en France, qu’il écrit plusieurs nouvelles qui malheureusement resteront sans suite. En 1934, étudiant à l’université de Columbia, il consacre une thèse à l’étude de la nature et de l’art chez le poète anglais mystique William Blake. Il compose également des poèmes. Plus tard, Merton sera écrivain autant que moine. Pourtant, il semble qu’existe chez lui vis-à-vis de l’écriture un partage entre le charisme, le don voulu et donné par Dieu et le bâillon séculaire qu’il s’impose quo- tidiennement dans sa correspondance et son journal que nous évoquerons plus tard. L’écriture est pour lui un chemin de conversion, un lieu pour re- poser et épancher son âme, pour y rencontrer Dieu. Mais paradoxalement, c’est aussi le lieu de la célébrité, de l’angoisse et peut-être d’une forme de péché, par le succès et l’orgueil qu’il en retire. Merton semble réfléchir sur deux points : celui de l’état de l’écrivain et de sa duplicité ; celui du moine qui désire la sainteté. Dans une lettre du 10 février 1946 à son ami Jacques Maritain, Merton évoque ce problème, il écrit3 :
Je suis débordé de travail. J’essaie, avec beaucoup de volonté, d’ écrire un livre sur la vie contemplative [le titre était The Cloud and the Fire, et il a été publié sous le titre The Ascent to truth]. C’est le premier essai de théologie soutenue, et je trouve que les marches sont difficiles à escalader, à côté de quoi je suis constamment interrompu. Je pense plutôt que notre Seigneur bloque le livre pour le moment parce qu’il pense que ce sera peut-être mieux plus tard. Mais comme le dit Sertillanges la vie d’un écrivain peut être très exténuante, et je n’ hésite pas à dire que les pénitences que j’ai vécues sont en relation avec l’idée d’ écrire. Être théologien exige un ascétisme intérieur sévère, et quand je me surprends à soupirer pour une vie de solitude, d’obscurité, je me demande si, après tout, je ne suis pas seulement en train de chercher le luxe […]. Par la suite, j’ai été forcé d’admettre que pour moi la sainteté est très probablement liée aux livres, à l’ écriture et à la corvée intellectuelle. Dans l’ensemble, il est probablement plus facile d’ être un clochard qu’un érudit.
Un peu plus loin dans cette lettre, il évoque : « I am locked up in the book vault », phrase que l’on peut traduire par : « Je suis enfermé dans la voûte du livre. » On retiendra le caractère sacré du mot voûte. Thomas Merton semble considérer le texte littéraire comme une Église ou un monastère. L’écriture, dans son œuvre a souvent un caractère prophétique. Elle se déploie dans une quête spirituelle, en dehors du monde. Dans le même temps à travers son journal 4 ce charisme se révèle source d’inquiétude et d’angoisse. Il s’en remet à l’autorité du père abbé du monastère de Gethsemani James Fox.
Je suis allé voir le père abbé hier. Je lui ai demandé de nouveau si je pouvais cesser d’ écrire des vers, et il a refusé que j’abandonne complètement la poésie. Dès le début de l’entretien, j’avais abordé la question d’interrompre une trop grande activité, de jouir d’une plus grande solitude, et il a dit « non» à tout. Maintenant, je dois comprendre que le père abbé veut que j’ écrive. C’est certain.
Durant cette période, seul le vœu d’obéissance lui permet de continuer. Le 21 mars 1947 5, il parle de son désarroi devant les tâches d’écriture que ses supérieurs cisterciens lui imposent :
Aujourd’hui, j’ai reçu deux nouvelles tâches. Le père Abbé m’a donné les notes auxquelles travaillait le père Albéric 6 pour l’ édition révisée de son histoire de l’ordre, et il m’a demandé d’ écrire un nouveau guide pour les postulants. C’est-à- dire que j’ai maintenant au moins douze ouvrages commencés à différents stades d’achèvement.
Dans le journal intime récemment paru en français sous le titre Méditations avec les lucioles, Merton évoque la dualité spirituelle du littérateur et du moine : Thomas Merton ou frère Louis 7. Partagé entre un idéal littéraire et un idéal religieux, Merton a une personnalité « scindée ». Pour lui, écrire est une respiration, un exercice philosophique et théologique d’une gravité cer- taine, mais également un retour vers une réalité du monde qu’il cherchera toujours à fuir. Il écrit dans son journal, le 6 mars 1949, premier dimanche de carême : « Chaque livre qui sort sous mon nom est un nouveau problème. D’abord, chacun apporte avec lui un immense examen de conscience 8. » Double, l’écriture que furent La Nuit privée d’étoiles et son journal intime, engage l’auteur sur le chemin de l’introspection mais lui rend la vie plus complexe à cause même de ce dédoublement : « Chaque livre que j’écris est un miroir de mon propre tempérament et de ma conscience 9. » Cet examen de conscience littéraire et spirituel, nous avons pu le discerner à maintes reprises dans son récit, les oscillations changeantes sur l’écriture et son rapport à la foi. Mais ce qui semble emblématique ce sont deux réflexions principales que Merton se pose: l’écriture comme souffrance, mais également comme crucifixion. On y perçoit la transfiguration de soi par l’écriture mais également la vo- lonté de devenir un saint à travers l’état monastique. Transfiguration de soi qui existe par le récit de soi et la prière, l’écriture renforçant la spiritualité et le spirituel renforçant l’écriture par des vases communicants : « Je prie quand je prie, j’écris et je prie quand j’écris, et je ne m’inquiète de rien d’autre que du désir et de la gloire de Dieu, ce que je trouve du mieux que je peux dans le sacrement du moment 10 » (le 16 janvier 1950, fête de la chaire de saint Pierre à Rome).
Également le 27 septembre 1958 sur la même thématique reliant écriture et prière : « Je ne vais pas écrire comme quelqu’un qui est mené par ses obsessions mais librement, car je suis un écrivain, car pour moi écrire, c’est penser, vivre et même, dans une certaine mesure, prier 11. »
À ce niveau de spiritualité, Merton comprenait qu’il était mort au monde et au siècle, le fantôme inconsistant qu’il fut n’était plus. La chrysalide spi- rituelle a construit un tout autre être, une nouvelle âme (le 13 juin 1951) :
Chaque jour est le même pour moi car je suis devenu très différent de ce que j’ étais. L’ homme qui tenait ce journal est mort, juste comme l’ homme qui finissait La Nuit privée d’étoiles, lorsque ce journal débutait, était lui aussi mort et plus encore, l’ homme qui était le personnage central de La Nuit privée d’étoiles était mort encore et encore. Maintenant que tous ces hommes sont morts, c’est suffisant pour moi de le dire par écrit, et je pense que je finirai par l’oublier, écrire sur le sujet de La Nuit privée d’étoiles a suffi à le faire sortir de mon esprit, et c’est un bien. […] La Nuit privée d’étoiles est le travail d’un homme dont je n’ai jamais entendu parler. Ce journal est devenu la production de quelqu’un à qui je n’ai jamais eu le déshonneur d’ être présenté 12.
Le 26 septembre 1952, Merton continue son récit avec la même idée, celle d’une métamorphose spirituelle, la transformation de l’ancienne peau, de l’ancien homme en une nouvelle tunique, celle du Christ. Cesser d’écrire pour développer une nouvelle façon d’être :
C’est pour moi-même que j’ écris cela car le papier joue un rôle décisif dans la formation spirituelle d’un écrivain, y compris dans la formation qui le fera cesser d’ être écrivain et le transformera en quelque chose d’autre. Parce que je crois cette transformation nécessaire 13.
« Cette transformation nécessaire », Merton l’a vécue profondément. À l’image de saint Bernard de Clairvaux, au sujet duquel il a composé un court ou- vrage 14, Merton semble ordonner, vivifier et identifier sa vie et son récit à celui-ci. Tout d’abord par un détachement et une simplicité. Il semble avec le nombre des années perfectionner son style, l’épurer. Merton devait deve- nir par l’entremise de la littérature : un penseur, un mystique, un homme de Dieu. C’est par la purification de cette transformation et par une forte conversion qu’il a pu enfin opérer cette synthèse. Synthèse de l’obscurité et de la lumière d’une vie qui se partage entre la foi, la compassion, la solitude intérieure et l’amour de Dieu.
N.B. : Ce texte est largement inspiré du mémoire de Master 2 de l’auteur, soutenu à l’Université de Lorraine en théologie catholique : Récits de soi, construction de l’identité, du développement littéraire, religieux et théologique de Thomas Merton dans La nuit privée d’étoiles, le journal intime et le correspondance (1915-1968), encadré et suivi par Mme Marie-Anne Vannier, Professeure de théologie.
- Thomas Merton, La Nuit privée d’ étoiles, Albin Michel, Paris, 1951.
- Lire l’ouvrage remarquable de Dom Jean Leclercq, L’amour des lettres et le désir de Dieu, Cerf, 1956, où l’auteur décrit l’histoire de la littérature monas- tique et l’ineffabilité de la parole de Dieu.
- Correspondance, The School of Charity, The letters of Thomas Merton on religious renewal and spiritual direction, Farrar, Strauss, Giroux, États-Unis, 1990. Lettre 10 février 1946. (traduite par mes soins).
- Journal Le signe de Jonas, Albin Michel, 1955, 8 mars 1947, p. 38. 5 Ibid., 21 mars 1947.
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Moine de la communauté de Gethsemani.
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Nom religieux qu’il s’est choisi en entrant dans l’ordre cistercien, en l’honneur de saint Louis
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Méditations avec les lucioles, p. 98.
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Ibid., p. 98.
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Ibid., p. 121.
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Ibid., p. 195.
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Ibid., p. 128.
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bid., p. 162.
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Thomas Merton, Saint Bernard dernier Père de l’Église, coll. ‘‘Petite biblio- thèque monastique’’, Salvator, Paris, 2014.
Jean-François Méchinaud
Bénévole, bibliothèque du grand séminaire Saint-Jean à Nantes.
Notre hôte méconnu : le sensus fidelium
Le Sensus Fidei, explique Bernard Sesboüé, est «Un instinct, Un tact éminemment chrétien, qui conduit à toute vraie doctrine 1". Ce sensus fidei est donc celui de tout vrai chrétien à titre personnel. Lorsqu’il est exprimé de manière générale sur un point donné par l’ensemble des fidèles, il devient alors le sensus fidelium, ou même, le consensus fidelium 2. »
Dans cet article, nous voudrions faire davantage connaissance avec notre hôte méconnu, le sensus fidelium, montrer qu’il s’agit en fait d’une donnée traditionnelle, notoirement développée par Yves Congar, remise à l’honneur par le concile du Vatican II et encore approfondie après le concile. En conclusion, nous reviendrons sur une difficulté rencontrée.
Une donnée traditionnelle
Le Sensus Fidei est le fait « d’un peuple sacerdotal (1 P 2:9), QUI a le sens du Christ (1 Co 2:16), les yeux du cœur (Ep 1:18), l’esprit de vérité (Jn 14:17 ; 16:3) et l’intelligence spirituelle (Col 1:9) 3. » Ce peuple possède une onction venue du Saint-Esprit et il connaît la vérité (1 Jn 2:20 et 27).
Pour les Pères de l’Église, le sensus fidelium plaide en faveur de la foi véritable : pour eux, la foi de toutes les Églises ne peut tomber dans l’erreur (Tertullien, Grégoire de Nazianze, Basile de Césarée, Jérôme), et ils font appel à la foi des fidèles pour justifier une doctrine controversée ou telle pratique ecclésiale (Épiphane, Nicéphore, Augustin, Vincent de Lérins – « Il faut veiller grandement à tenir ce qui a été cru partout, toujours, par tous 4 » –, Cassien). Et lors de la crise arienne, c’est le peuple qui maintient la foi, alors que le magistère épiscopal défaille…
Au Moyen Âge, pour Thomas d’Aquin, il existe une connaturalité du croyant avec les choses de la foi, connaturalité qui est un don du Saint- Esprit: « Avoir un jugement droit au sujet (des choses divines) selon une certaine connaturalité avec elles-mêmes relève de la sagesse selon qu’elle est un don de l’Esprit saint 5 » ; mais il s’agit probablement davantage du sensus fidei que du sensus fidelium. Au xvie siècle, Melchior Cano considère que l’autorité de l’Église catholique qui ne peut errer dans la foi constitue un lieu théologique, l’Église étant pour lui l’ensemble des fidèles, y compris les pasteurs :
« Si quelque chose est maintenant approuvé dans l’Église par l’accord commun des fidèles, ce que cependant un pouvoir humain n’aurait pu réaliser, cela provient nécessairement de la tradition des apôtres 6. » Depuis Cano, Robert Bellarmin et Francisco Suarez, cette doctrine se retrouve chez les maîtres dominicains et jésuites, ainsi qu’à la Sorbonne: pour plusieurs d’entre eux, l’infaillibilité du magistère enseignant se fonde sur celle du peuple croyant; réciproque- ment, les fidèles doivent obéir à l’enseignement de foi de leurs pasteurs. Au XIXe siècle, pour John Henry Newman et Matthias Scheeben, l’indéfectibi- lité de la doctrine de foi se fonde sur l’ensemble des croyants.
Depuis le concile de Trente (1545-1563) jusqu’aux définitions de l’Immaculée Conception (1854) et de l’Assomption (1950), le magistère en appelle à l’universus Ecclesiae sensus comme témoin de la foi véritable ; mais en même temps, il valorise toujours davantage sa compétence propre et l’obéissance à son autorité !
La contribution pionnière d’Yves Congar
En 1953, Yves Congar publie Jalons pour une théologIe du laïcat. Le sixième chapitre de l’ouvrage aborde la fonction prophétique des laïcs dans l’Église. Les fidèles, écrit-il, jouent un rôle dans la conservation et le développement du dogme, en vertu du sensus fidelium : celui-ci, « puissance d’adhésion et de discernement dans le corps des fidèles, est aussi et conjointement un sens de l’unité et de la communion qui comporte à titre essentiel une inclination obéissante à l’égard de l’autorité apostolique vivant dans le corps des évêques 7. » Les laïcs ne sont donc pas réduits à la passivité : la foi est active et vivante et, en l’exerçant, ils apportent au trésor doctrinal de l’Église ; mais leur part est de l’ordre de la vie, faite de tout ce qui procède d’une foi intériorisée : « C’est en vivant pleinement leur condition chrétienne chacun selon sa vocation, c’est-à- dire conformément au vouloir de Dieu, que les fidèles gardent la tradition, mais aussi la développent, réagissent d’instinct à ce qui la blesse et, ainsi, enseignent les hommes, l’Église, et la hiérarchie elle-même 8. »
Une remise à l’honneur à Vatican II
Un texte important de la constitution dogmatique sur l’églIse du concile du Vatican II aborde le sensus fidei : « La collectivité des fidèles, ayant l’onction qui vient du Saint (cf. 1 Jn 2:20 et 27), ne peut se tromper dans la foi ; ce don particulier qu’elle possède, elle le manifeste par le moyen du sens surnaturel de la foi qui est celui du peuple tout entier, lorsque, "des évêques jusqu’aux derniers des fidèles laïcs 9", elle apporte aux vérités concernant la foi et les mœurs un consentement universel. Grâce en effet à ce sens de la foi qui est éveillé et soutenu par l’Esprit de vérité, et sous la conduite du magistère sacré, qui permet, si on lui obéit fidèlement, de recevoir non plus une parole humaine, mais véritablement la parole de Dieu (cf. 1 Th 2:13), le peuple de Dieu s’attache indéfectiblement à la foi transmise aux saints une fois pour toutes (cf. Jude 3), il y pénètre plus profondément en l’interprétant comme il faut et dans sa vie la met plus parfaitement en œuvre 10. »
Ce texte se trouve au chapitre 2 de la Constitution, consacré au Peuple de Dieu dans son ensemble, avant que ne soient distingués hiérarchie (cha- pitre 3) et laïcat (chapitre 4). Le peuple de Dieu est donc envisagé dans sa totalité. Le sensus fidei appartient à sa fonction prophétique, elle-même liée à l’exercice du sacerdoce commun. Cette totalité des fidèles ne peut faillir dans la foi : telle est l’expression première et fondamentale du charisme de l’infaillibilité de l’Église. Ce charisme se vit sous la conduite du magistère.
Le mouvement doctrinal de l’infaillibilité va donc de la totalité de l’Église à ses ministres : le Concile le souligne davantage que celui du Vatican I, et l’intègre dans une ecclésiologie du peuple de Dieu. Le sensus fidelium est actif : le peuple ne cesse d’actualiser la doctrine et de lui donner un visage concret, son action est témoignage. Une circulation active s’exerce donc entre le magistère et le sensus fidelium. Et notons que le rôle du peuple de Dieu est identique dans les deux domaines de la foi et des mœurs.
En somme, ce texte souligne la dimension communautaire de l’Église, même si celle-ci est structurée ministériellement: le témoignage des croyants n’est pas une fonction magistérielle, mais il fait autorité en matière de foi et de mœurs.
Après le concile
Après le concile, le sensUs fIDelIUm fait encore l’objet d’approfon- dissements. Ainsi en 2014, la Commission théologique internationale pu- blie un document sur Le sensus fidei dans la vie de l’Église, qui se demande ce qu’il en est de « l’identification du sensus fidei authentique dans des situations de controverse, lorsque par exemple il existe des tensions entre l’enseignement du magistère et des points de vue qui prétendent exprimer le sensus fidei 11 ». Le document considère d’abord le sensus fidei dans l’Écriture et la Tradition de l’Église (chapitre 1). Il l’envisage ensuite dans la vie personnelle du croyant, et parle d’instinct de la foi (chapitre 2). Puis il réfléchit sur le sensus fidei fi- delium dans la vie de l’Église, et insiste sur la contribution des laïcs (chapitre 3). Il se demande enfin comment discerner les manifestations authentiques du sensus fidei, et s’attarde sur les dispositions requises pour y participer authentiquement: participer à la vie de l’Église, écouter la parole de Dieu, s’ouvrir à la raison, adhérer au magistère, être saint, humble, libre et joyeux, rechercher l’édification de l’Église (chapitre 4). Finalement, nourri par le Saint-Esprit, le sensus fidei « permet à l’Église de rendre témoignage et à ses membres d’opérer le discernement qu’ils doivent sans cesse faire, à la fois en tant qu’individus et en tant que communauté, afin de savoir quelle est la meilleure manière de vivre, agir et parler dans la fidélité au Seigneur 12. »
Le Sensus Fidelium est une donnée traditionnelle, notoirement développée par Yves Congar, remise à l’honneur par le concile du Vatican II et encore approfondie après le concile. « Le sensus fidelium, écrit Bernard Sesboüé, est un lieu théologique important pour la détermination de la foi de l’Église, si l’on tient – avec la dogmatique catholique en particulier – que la parole de Dieu et donc le message de la révélation ont été confiés à un peuple sous une forme vivante 13. » De son côté, Marcel Neusch ajoute : « Le sens de la foi doit évidemment être formé, et vérifié en Église, mais il fait de chaque chrétien un sujet actif, apte à prendre des responsabilités dans les choses de la foi 14. »
Mais revenons à la question posée par la Commission théologique internationale : que se passe-t-il quand il n’y a pas unanimité des fidèles ? « Pasteurs et théologiens, répond Joseph Famerée, les premiers selon leur autorité apostolique, les seconds selon leur autorité doctrinale, ont à exercer leur discernement du sens de la foi (même partiel) du peuple de Dieu, en se mettant à l’écoute de la Parole de Dieu, de la tradition venant des apôtres, de la raison commune, de la conscience morale des hommes de bonne volonté et des signes des temps. Ce sens de la foi de tous les baptisés, pasteurs et théologiens compris, doit être formé par l’apprentis- sage du débat en Église, l’étude et une intense vie spirituelle 15. »
- Jean-Henri Walgrave, « La consultation des fidèles selon Newman», in Concilium 200, 1985, p. 41.
- Bernard Sesboüe, Le magistère à l’ épreuve, Desclée de Brouwer, Paris, 2001, p. 95.
- Gilbert Narcisse, « Sensus fidei », in Dictionnaire critique de théologie, Presses Universitaires de France, Paris, 1998, p. 1089.
- Vincent de Lérins, Commonitorium, II, 5.
- Thomas d’Aquin, Somme théologique, IIa IIae, q. 1, a. 5.
- Melchior Cano, De locis theologicis, l. 3, IV
- Yves Congar, Jalons pour une théologie du laïcat, Cerf – Unam Sanctam 23, Paris, 1961, p. 400.
- Ibid., p. 406.
- Augustin, De la prédestination des saints, 14, 27 ; PL 44, 980.
- Vatican II, Constitution dogmatique sur l’Église, no 12.
- Commission théologique internationale, Le sensus fidei dans la vie de l’Église, Cerf, Paris, 2014, p. 12.
- Ibid., p. 94.
- Bernard Sesboüe, op. cit., p. 95.
- Marcel Neusch, Les traces de Dieu. Éléments de théologie fondamentale, Cerf, Paris, 2004, p. 148.
- Joseph Fameree, « Sensus fidei, sensus fidelium. Histoire d’une notion théolo- gique discutée », in Recherches de Science Religieuse 2016/2 (Tome 104), p. 185.
Michel Castro
Lille
Le Seigneur des anneaux, un outil utile en pastorale des jeunes
Jésus ne disait rien aux foules sans parabole
— Mt 13:34
Le Seingneur des Anneaux est l’œuvre maîtresse de J.R.R. Tolkien (1892-1973). Publié entre 1954 et 1955 et diffusé à plus de 150 millions d’exemplaires, il est considéré comme le 7e livre le plus vendu au monde. Régulièrement, les médias nous en parlent à l’occasion d’un nouveau film ou d’une série inspirés du monde imaginé par Tolkien.
Dans toutes les générations, nous trouvons des passionnés du Seigneur des anneaux, et d’autres personnes indifférentes à ce style littéraire, ou même allergiques. Mais beaucoup de jeunes (bien sûr pas tous) sont sensibles à cette œuvre, non seulement pour la puissance de son imaginaire, mais sans doute aussi, pour sa « vérité », c’est-à-dire pour sa capacité à nous parler du monde dans lequel nous vivons, d’une manière détournée mais d’autant plus inspirante.
Comment une telle fiction, où il n’y a presque pas de référence religieuse 1, peut-elle nous parler de notre monde, et même nous en parler selon une perspective éclairée par la foi catholique ?
Une parabole qui suscite l’adhésion de son lecteur.
J. R. R. Tolkien est devenu catholique à 8 ans, lorsque, son père étant décédé, sa mère a quitté la Communion anglicane pour rejoindre l’Église catholique. Orphelin à l’âge de 12 ans, il eut comme tuteur un prêtre oratorien de l’oratoire de Birmingham. Tolkien vivra profondément pendant le restant de sa vie de cette foi reçue dans son enfance.
Dans ses premiers écrits concernant la Terre du Milieu (nom du continent où se déroule l’histoire du Seigneur des anneaux), Tolkien n’a pas cherché à témoigner explicitement de sa foi. Mais il a dû prendre conscience, après la publication du Hobbit 2, que sa foi imprégnait implicitement ses écrits. Il a travaillé alors le texte du Seigneur des anneaux dans ce sens. Il en témoigne dans une de ses lettres :
Le Seigneur des anneaux est bien entendu une œuvre fondamentalement religieuse et catholique ; de manière inconsciente dans un premier temps, puis de manière consciente lorsque je l’ai retravaillée. C’est pour cette raison que je n’ai pratiquement pas ajouté, ou que j’ai supprimé les références à ce qui s’approcherait d’une « religion », à des cultes et à des coutumes, dans ce monde imaginaire. Car l’élément religieux est absorbé dans l’histoire et dans le symbolisme 3.
John S. Maddux nous le dit à sa manière :
Ce n’est pas tant un monde déserté par Dieu qu’un monde où Il se contente de rester la plupart du temps à l’arrière-plan ; et ni le narrateur ni les personnages ne montrent le moindre empressement pour L’amener au premier plan 4.
Le Seigneur des anneaux est donc revendiqué par son auteur comme « une œuvre fondamentalement religieuse et catholique », mais pas de manière expli- cite. Tolkien « détestait toute allégorie ou autre genre littéraire qui eût cherché à imposer sa signification au lecteur 5 », contrairement à son ami C. S. Lewis, l’auteur des Chroniques de Narnia. Ainsi, ce serait trahir la pensée de l’auteur que de vouloir faire coïncider strictement des personnages ou des réalités de son œuvre avec des personnages ou des réalités de notre foi, à la différence de ce qu’il serait légitime de faire à partir des Chroniques de Narnia où Aslan est présenté comme une figure allégorique du Christ.
Alors, comment se révèle la dimension « fondamentalement religieuse et catholique » de cette œuvre ? Je pense qu’on découvre cette dimension en lisant ce roman comme une parabole de notre existence. Car beaucoup de paraboles ne nous parlent pas directement de Dieu. Pour ne prendre qu’un exemple, Dieu n’apparaît littéralement dans aucune des paraboles du cha- pitre 15 de l’évangile de saint Luc, mais seulement dans un commentaire de Jésus 6. Pourtant une parabole nous parle indirectement de Dieu et de notre rapport à lui au travers de l’histoire racontée. De plus, une parabole a deux grands mérites : elle supporte une pluralité de lectures, et en même temps elle appelle le lecteur à se situer par rapport à l’histoire, comme le roi David face à la parabole que lui raconte le prophète Nathan (2 S 12:5). Ainsi, une parabole simultanément respecte et suscite la liberté de son auditeur ou lecteur.
Cette forme littéraire qu’est la parabole décrit bien l’œuvre de Tolkien. Car celui-ci n’a pas d’abord voulu écrire une histoire, il a d’abord composé des langages. Spécialiste de nombreuses langues anciennes du Nord de l’Europe, il s’est amusé très tôt à composer de nouvelles langues. Or « une grammaire dit une conception du monde 7 ». Ainsi, ces langues l’ont amené à imaginer un monde, la Terre du Milieu, et à partir de là des histoires sont « nées » de ce monde, toujours en cohérence avec sa compréhension de notre monde, une compréhension inspirée par sa foi catholique.
Ce que Tolkien a mis en œuvre d’abord inconsciemment, il va l’exprimer dans un essai de 1947, Du conte de fées (en anglais : Faërie), où il justifie la création d’un monde imaginaire comme étant le langage le plus à même de rendre compte de notre monde. John S. Maddux le résume ainsi :
Tout écrivain moderne essaie, soit d’intégrer à l’ histoire le sens dont elle est porteuse, soit de permettre à ce sens de se dégager tout seul de ce qu’il raconte ou, mieux encore, d’y rester implicite. Mais tant qu’il imite la création primaire, tout ce qu’il a à dire […] apparaîtra selon toute vraisemblance comme une interprétation de ce monde primaire. En revanche, celui qui crée un univers secondaire, s’il a bien fait son travail, apparaîtra non comme quelqu’un qui interprète, mais comme quelqu’un qui se contente de présenter. Avec Tolkien, la technique (si je puis l’appeler ainsi) de la création parallèle répond en même temps à une autre intention ; elle permet à l’auteur, non seulement de présenter ses idées avec la force de l’expérience vécue, mais aussi, paradoxalement, de rendre avec beaucoup de force certains aspects de notre expérience en ce monde, et à vrai dire, des parties de notre expérience qu’on aurait cru dépasser le champ de l’expression littéraire 8.
Ces aspects de notre expérience auxquels Tolkien donne beaucoup de force sont nombreux dans le Seigneur des anneaux, et peuvent rejoindre des thèmes de catéchèse ou de pastorale que nous souhaitons aborder avec des jeunes.
Des pistes d’utilisation dans la pastorale des jeunes
Une œuvre aussi riche que celle de Tolkien peut ȋtre utilisée de très nombreuses manières. J’ai eu notamment l’occasion de m’en servir en week-ends d’aumônerie, en lien avec d’autres activités autour du Seigneur des anneaux, mais aussi dans une préparation de confirmation dans le temps de Pâques. Beaucoup d’autres occasions peuvent être utilisées. Dans ces différents cas, les thèmes abordés à partir de passages du Seigneur des an- neaux permettaient aux jeunes de s’ouvrir de manière nouvelle aux paroles des évangiles.
Le but de cet article n’est pas d’être exhaustif sur le sujet, mais de donner seulement quelques pistes déjà utilisées à plusieurs reprises. Il va de soi qu’il serait difficile de se risquer à utiliser le Seigneur des anneaux dans un cadre de pastorale des jeunes sans avoir au minimum lu une fois ce livre (les films réalisés par Peter Jackson et diffusés entre 2001 et 2003 peuvent être un bon support pour certains thèmes, mais ils ne peuvent se substituer à l’étude du livre).
Un premier thème de réflexion avec des adolescents ou jeunes adultes peut être celui de « Choisir la vie en acceptant la mort». Car tout au long du Seigneur des anneaux, les différents personnages ont conscience que leur choix de lutter contre le mal ne peut que les conduire vers la mort. Ce choix est exprimé consciemment au milieu du 1er livre, lors du conseil d’Elrond 9, ainsi que dans le 3e livre, lors du dernier débat 10. Les films de Peter Jackson soulignent encore plus ce choix. La fin heureuse pour les héros du livre apparaît ainsi comme une grâce inattendue, mais qui n’a pu arriver que parce qu’elle a été préparée par les choix de ces même héros et les aides de la providence. Et même il faut souligner combien le héros principal, Frodo 11, choisit la vie pour les autres. Mais lui-même ne trouvera le repos que dans un ailleurs qui l’oblige en final à quitter la Terre du Milieu 12. Ce thème peut être travaillé en lien avec Mc 8:35 : « Celui qui veut sauver sa vie la perdra ; mais celui qui perdra sa vie à cause de moi et de l’Évangile la sauvera. » Un autre thème possible est celui du rapport entre la liberté et la Providence : sans cesse les héros du livre sont amenés à poser des choix dans l’incertitude, mais avec la ferme volonté de lutter contre le mal, y compris en eux-mêmes. La Providence (on pourrait même dire la grâce) ne se substitue jamais à la liberté des différents personnages, mais elle est présente dès le départ 13, elle soutient les choix de chacun 14 et elle permet en final une fin heureuse bien qu’inattendue, grâce à l’intervention décisive de Gollum 15. Ce thème peut être rapproché de 2 Co 12:9 : « Ma grâce te suffit, car ma puissance donne toute sa mesure dans la faiblesse. »
Le thème de la compassion et du pardon tient une grande place dans ce roman. C’est la pitié et la compassion qui conduisent d’abord Bilbo 16, puis Frodo 17, et enfin Sam 18 à épargner Gollum, car eux-mêmes ont alors déjà porté l’Anneau et ils ont fait l’expérience de la puissance de tentation vers le mal qu’il renferme. Avoir été ainsi épargné à plusieurs reprises permettra à Gollum de détruire (involontairement) l’Anneau. Frodo, par compassion, voudra même épargner Saruman qui a essayé de le tuer, celui-ci le recon- naissant alors comme un véritable sage 19. Ainsi, ceux qui font l’expérience de la puissance de perversion de l’Anneau deviennent capables d’une vé- ritable compassion, car ils voient celui qui est tombé d’abord comme un blessé dont ils souhaitent la guérison (« Il est déchu, et sa guérison est au-dessus de nos moyens; mais je voudrais quand même l’épargner dans l’espoir qu’il puisse la trouver 20 »). Tous ces passages peuvent aider à relire de manière nouvelle l’incarnation, les tentations au désert et la passion du Christ comme com- passion de Dieu pour notre humanité déchue.
D’autres thèmes pourraient encore être abordés. Par exemple le rapport au pouvoir : L’Anneau, signe du pouvoir absolu, tôt ou tard vient corrompre le cœur de ceux qui le portent. Seuls les petits (les Hobbits), peuvent résister plus longtemps à la corruption du pouvoir. Cela nous aide à comprendre combien le Tout-Puissant ne peut se révéler que dans l’abaissement absolu, la kénose du Christ (cf. Ph 2:5-11). Le rapport à la Création est aussi un thème qui traverse toute cette œuvre, de même que celui de l’espérance. La bibliographie ci-dessous peut aider à approfondir ces thèmes ou à en dégager d’autres.
Ces quelques lignes nous montrent combien l’œuvre de Tolkien peut être un outil utile pour rejoindre des jeunes ou des adultes adeptes de la litté- rature fantastique et pour les aider à accueillir plus profondément la bonne nouvelle de la mort et de la résurrection du Christ. Car là où l’intrigue de Tolkien est fondé sur le principe de l’« eu-catastrophe » (néologisme de Tolkien décrivant une histoire qui semble aller de manière assurée vers la catastrophe et qui finit de manière heureuse), celui-ci voit dans la mort et la résurrection du Christ la véritable eu-catastrophe, celle qui nourrit notre espérance et que nous devons annoncer.
- Une seule référence religieuse se trouve dans le tome 3 du Seigneur des anneaux, appendice A, au cours du récit de la mort d’Aragorn.
- Le Hobbit est le premier livre publié par Tolkien en 1937, dont l’histoire pré- cède celle du Seigneur des anneaux.
- J. R. R. Tolkien, Lettres, Bourgois, 2005, lettre n° 142, p. 172.
- John S. Maddux, « Tolkien: du bon usage des autres mondes », in Communio 1981, n°5 p.42 ; en ligne : https://communio.fr/numero/129/qu-est-ce-que-la- th-ologie, consulté le 17 avril 2023.
- Ibid.
- Lc 15:10 : « Ainsi je vous le dis : il y a de la joie devant les anges de Dieu pour un seul pécheur qui se convertit. »
- Propos du rabbin Philippe Haddad dans une conférence à la synagogue de la rue Copernic à Paris le 27 mars 2023.
- Ibid., p.43
- J. R. R. Tolkien, Le Seigneur des anneaux, nouvelle traduction de D. Lauzon, Bourgois, 2014-2016, tome 1, p.344.
- Ibid., tome 3, p.183
- Les noms sont cités selon la nouvelle traduction ci-dessus.
- Ibid., tome 3, p. 367 : « J’ai voulu sauver le Comté, et il l’a été, mais pas pour moi », dit Frodo à Sam.
- Ibid., tome 1, p. 82 : « On a voulu que Bilbo trouve l’Anneau, sans toutefois que son créateur y soit pour quelque chose », dit Gandalf à Frodo.
- Ibid., tome 1, p. 346 : « [Frodo] ouvrit la bouche, étonné d’entendre ses propres mots, comme si quelque autre volonté se servait de sa petite voix. ‘‘Je vais prendre l’Anneau’’, dit-il. »
- Ibid., tome 3, p. 264-265.
- Ibid., tome 1, p. 87.
- Ibid., tome 2, p. 260 : « Maintenant que je le vois, j’ai bien pitié de lui. »
- Ibid., tome 3, p. 263.
- Ibid., tome 3, p. 355.
- Ibid.
Père Gilles de Cibon
Diocèse de Nantes
Une église en pays viking
Un nouveau venu au Danemark découvre une autre mentalité et un vrai dépaysement même si le premier évangélisateur saint Ansgaard ou Anschaire venait de France 1. Difficile de résumer en quelques lignes mais voici trois images du pays.
Noël, la grande fête
La fête de Noël est assurément le moment fort de l’année. Ce temps est préparé par la fête de sainte Luce où un cortège de jeunes filles chante en procession avec une bougie allumée. Au Danemark, on ajoute le qualificatif de Jule (Noël) à de multiples activités comme la messe ou les repas en entreprises, les marchés de Noël… Les familles sont nombreuses à venir à l’office. Celui-ci est célébré à 15 h ce qui permet de rentrer chez soi et de partager le repas de famille. Pas de crèches mais de nombreux sapins illuminés. Pas de père Noël non plus en décoration extérieure, pourrait-on remarquer.
En famille, un passage biblique est lu à la fin du repas. Puis, la famille chante en dansant dans une ronde autour du sapin et chacun ouvre les cadeaux. Le lendemain et le surlendemain, tous les magasins sont fermés. Dans la nuit de l’hiver, la fête de Noël illumine les rues… qui seront dégagées de toute décoration et marché le jour même de Noël.
Un accueil policé et chaleureux
Les nombreuses églises demandent de la patience pour le touriste qui visite. Souvent fermées en semaine, sauf pour les funérailles ou les bap- têmes, elles ont sur le côté une salle communautaire avec de nombreuses activités du jeu de cartes, aux repas amicaux, séances de cinéma et autres. Tout en brique, elles offrent une façade austère. À l’intérieur, l’autel dos au peuple est fleuri avec une bible ouverte posée dessus. La propreté est impeccable.
Le pasteur a gardé la robe noire des premiers réformés avec une collerette blanche. Aujourd’hui, les femmes représentent plus de la moitié du clergé. Certaines paroisses proposent un temps de prière en semaine avec, presque toujours, un café croissant proposé après. Pour la messe du nouvel an, les bouteilles de champagne sont ouvertes avec une friandise en pâte d’amande. Attention, personne ne se ressert. De même, après la messe du dimanche matin, une petite assemblée souvent, les gens prennent le temps d’un café, d’un pain aux céréales ensemble.
1 % de catholiques pour une population luthérienne qui unit le peuple
L’unité du pays passe par le roi. La reine Margareth II vient d’abdiquer pour son fils Frederic X après 52 ans de règne. Ce royaume qui ras- semble le Jutland, les grandes îles du centre, les îles Féroé et le Groenland vit aussi par la langue et par l’Église nationale, « l’Église du peuple », folkekirke. Pendant plus de 300 ans, l’Église du peuple, venue de la réforme luthérienne en 1536, a été l’unique culte autorisé. Aujourd’hui encore plus de 85 % des Danois d’origine adhèrent et paient un impôt forfaitaire 2. Depuis 1849, la liberté de culte a permis la construction d’autres lieux de cultes et les catholiques représentent 1 % de la population avec une cinquantaine de paroisses sur tout le pays. Les rapports œcuméniques sont bons et l’on peut voir des enfants de pasteurs dans les écoles catholiques. Les Sœurs de saint Joseph du Puy ont tenu jusqu’à une vingtaine d’hôpitaux, aujourd’hui sécularisés. Le dernier hôpital, l’hôpital Saint-Joseph a été sécularisé en 2000. Cet exemple d’intégration ne doit pas cacher la ferme volonté de rester un peuple uni. L’arrivée de nombreux migrants depuis 30 ans, le nombre élevé de prêtres étrangers (85 %) a donné lieu à une réaction forte pour des prédications en Danois (projet de loi posé en 2021 3 puis abandonné).
Peu de jeunes témoignent de leur foi. Pourtant, la participation aux offices catholiques est variée avec des familles polonaises, des femmes seules comme celles originaires des Philippines. La plupart des paroisses dans la capitale et autour ont des messes proposées en plusieurs langues. Par expérience, un francophone trouve plus facilement sa place dans une messe en italien qu’avec une messe en ukrainien. L’ambiance est bon enfant, plutôt traditionnelle avec le prêtre seul qui donne la communion, sans conflits d’engagements sociaux ou politiques. Il suffit d’avoir un téléphone portable ou un missel pour suivre les lectures. Le petit nombre crée une belle fraternité entre catholiques, un peu complexés d’être si réduits face à l’église officielle. Ce sont les Danois qui mettent à l’aise 4 en variant les églises où ils vont au culte en passant aussi dans les chapelles « papistes ».
« De toutes les nations, faites des disciples », a annoncé Jésus. Parmi ces nations, n’oublions pas le royaume du Danemark.
- Saint Anschaire (831-865), moine de Corbie (diocèse d’Amiens) envoyé en 832 par le pape Grégoire IV pour l’évangélisation des « Suédois, Danois, Slaves et autres peuples du Nord ». Voir Rimbert, Vie de saint Anschaire, coll. ‘‘Sagesses Chrétiennes’’, Cerf, 2011, 276 p.
- Comme on peut lire sur le site de la paroisse danoise de Cannes : « Au Danemark, cette confession est religion officielle ou religion d’État, le monarque doit par principe faire partie de cette Église, il en est même la tête suprême. De nos jours encore, l’Église luthérienne est une fonction de l’État: il existe dans ce pays un ministère de l’Église, les pasteurs sont fonctionnaires d’État, les impôts comportent un impôt ecclésiastique etc. Pour les Danois résidant à l’étranger il existe un certain nombre de paroisses (réunies dans l’organisation Danske Sømands- og Udlandskirker). »
- Voir l’article de La Croix par Youna Rivallain, du 28 janvier 2021 : « Au Danemark, les sermons bientôt tous traduits en danois ? »
- Grand naturaliste du xviie s., Niels Steensen a été canonisé en 1989. Ce contemporain de Tycho Brahe est toujours très respecté par les Danois. Voir Peter Beck et Gustav Scherz, Le Bienheureux Niels Steensen, coll. ‘‘Épiphanie’’, Cerf, 1988; 110 p.
Père Jérôme de la Roulière
Aumônier des francophones du Danemark
Communauté ecclésiale et ministère ordonné
Dans le jeu pluriel d’autorités en place dans le peuple de Dieu - Les Écritures, la Tradition, le sens de la foi des fidèles, le témoignage des saints, le magistère, etc. 1 – il y a le ministère apostolique des évêques, y compris les ministères ordonnés du presbytérat et du diaconat.
Comme le ministère en général, celui des évêques, prêtres et diacres en particulier, s’inscrit dans, pour et même par l’Église, la réalité ecclésiale précédant celle des ministères, et même – c’est important de le souligner – celle des baptisés qui la composent quelle que soit la communauté ecclésiale dont il s’agit. La mission de l’Église est d’attester que Dieu vient convoquer l’humanité à l’alliance.
L’Église est de soi extravertie, tournée au dehors, parce qu’elle appelle au dehors 2. Elle est telle par la Parole qui la constitue : la Parole créatrice du Père qui offre son alliance par le Verbe incarné et l’Esprit qui fait leur unité. L’Église n’a pas sa fin en elle-même comme d’ailleurs elle n’a pas son origine en elle-même. Elle découle du projet ou dessein de Dieu, de son « mystère », de son désir de se communiquer et de faire alliance. Celui-ci s’est en effet proposé de le dévoiler au cœur de l’histoire (cf. le tableau dressé par AG 2-4).
L’Église est ainsi rassemblée pour être envoyée, disséminée au cœur de ce monde pour signifier le mystère du salut comme mystère d’alliance. Toute communauté ecclésiale vit de cette dynamique de convocation et d’envoi, de rassemblement et de dissémination.
Égalité foncière de tous les baptisés et asymétrie constitutive du peuple de Dieu
Il importe d’affirmer la priorité du corps ecclésial dans sa diver- sité sur les baptisés. Ceux-ci n’existent pas sans celui-là 3. La métaphore du corps dit le caractère organique, diversifié et pluriel de la communion ecclésiale (cf. Rm 12:4-6 et 1 Co 12:12-31 ; 1 P 4:10). Elle suggère également un rapport entre l’ensemble des membres et la tête du corps (cf. Col 1:18 et Ep 1:22) : entre l’ensemble du corps ecclésial, les fidèles dans leur diversité, et la tête de ce corps, le Christ. Ce rapport d’altérité est certes un rapport de dépendance par rapport à la tête du corps ecclésial qu’est le Christ, mais surtout un rapport de vitalité, la tête étant le principe du corps.
En vertu de leur baptême et des charismes qui sont les leurs, tous les fidèles sont bel et bien membres du corps ecclésial du Christ et, face à eux, les pasteurs – et mutatis mutandis les autres ministres – figurent sacramentellement le Christ, tête de son corps ecclésial. Ce rapport d’altérité tête-corps est proprement symbolique (gr. sunballein, tenir ensemble) car les ministères ordonnés signifient le lien intrinsèque du corps à la tête, le Christ qui fait « tenir ensemble » ce tout organique et différencié. Le symbole ne se réduit en effet pas à une structure purement binaire. Il instaure un rapport à un tiers et, de ce fait, il y a trois termes : le corps ecclésial de tous les fidèles, les pasteurs (mutatis mutandis et autres ministres) à leur tête et le Christ-tête de son corps.
Ce rapport symbolique peut être qualifié de paradigmatique. Il offre le modèle normatif qui structure toute communauté ecclésiale : corps et tête, l’ensemble des fidèles dans leur diversité et leurs pasteurs qui figurent le Christ. Ce rapport symbolique n’enlève rien – bien au contraire ! – à l’unité foncière du corps ecclésial, mais il souligne sa structure qui repose sur une asymétrie constitutive. C’est ainsi qu’est signifiée et actualisée l’altérité fon- cière du Christ à son Église qui tient de lui son unité par l’action de l’Esprit saint. Bien plus, c’est par le mystère d’alliance de la trinité que l’Église tient son unité. Quelle que soit sa figure concrète, toute communauté ecclésiale tire son unité de l’unité du Père et du Fils et de l’Esprit saint (cf. LG 4b).
Au service du peuple de Dieu pour le disposer à sa mission
Le ministère ordonné au nom du Christ est au service du prophétisme, du sacerdoce et de la royauté du peuple de Dieu. Il est de ce fait au service de l’identité chrétienne, christique, des baptisés dans leur triple fonction prophétique, sacerdotale et royale à exercer dans le monde. Il est au service de l’appartenance des baptisés à l’Église des apôtres qui, de génération en génération, vit l’Évangile sous l’impulsion de l’Esprit de sainteté. Les fidèles du Christ comptent donc sur le ministère ordonné pour leur rap- peler autant l’indispensable diaconie de tout le corps ecclésial que son sacerdoce royal pour faire de leur vie un agréable sacrifice à Dieu (cf. Rm 12:1-2 ; 1 P 2:5) et faire de ce monde, un monde plus beau, plus fraternel, plus habitable anticipant les cieux nouveaux et la terre nouvelle (cf. Ap 21:1). Le ministère ordonné leur rappelle que le peuple qu’ils constituent trouve son origine dans l’initiative gracieuse de Dieu convoquant l’humanité à l’alliance. Alors que, par leur baptême, les fidèles ordonnés participaient à la triple fonction prophétique, sacerdotale et royale du Christ (cf. LG 31a; c. 204 § 1), leur ordination a fait de leur prophétisme, de leur sacerdoce et de leur royauté une triple fonction désormais également ministérielle.
Ensemble, avec les pasteurs et les autres ministres, les fidèles signifient cependant qu’ils ont répondu par la foi à la grâce de Dieu. Autant le ministère ordonné signifie à l’Église de qui elle tient – elle est de Dieu, par le Christ dans l’Esprit –, autant tous les fidèles signifient qu’il n’y a d’Église que par la réponse libre et joyeuse de tous et de chacun à la grâce de l’amour incon- ditionnel de Dieu. Nous revenons ainsi à ce qui a été affirmé de manière axiomatique au début de cette note.
Cette approche plutôt christologique du ministère ordonné, référée au Christ en tant que tête de son corps ecclésial, doit être complétée par une approche pneumatologique. Les fidèles ordonnés sont en effet ceux à qui il revient spécialement – speciatim, c’est-à-dire de manière autorisée, bien que non exclusive – de reconnaître l’action de l’Esprit saint et de discerner les charismes (LG 12b et AA 3d). Je retiens l’expression de cette double approche selon les termes de Jean-Paul II pour qui les ministres ordonnés étaient envoyés « pour servir l’Église, agissant au nom du Christ-tête en per- sonne et pour la rassembler dans l’Esprit par le moyen de l’Évangile et des sacrements » (Christifideles laici 22a in fine). Bref, il leur revient de servir le peuple de Dieu au nom du Christ et de le rassembler dans l’Esprit saint.
Les évêques et leurs collaborateurs dans le presbytérat et le diaconat, selon leur ministère respectif, assument donc un service éminemment indispen- sable pour que le peuple de Dieu soit, devienne et demeure le corps ecclésial du Christ habité par l’Esprit de sainteté, principalement par l’annonce de l’Évangile, la célébration des sacrements, la promotion des charismes.
Choisis, consacrés et envoyés pour servir avec l’autorité du Christ
Les évêques, les prêtres et les diacres n’ont évidemment pas l’exclusivité du service dans l’Église et pour le monde car il revient à tout baptisé de prendre part à la diaconie du Christ et de se faire, à l’image du Maître, serviteur de tous. Mais en vertu de leur ordination, ils ont été choisis, consacrés et envoyés pour servir avec l’autorité du Christ, tête de son corps ecclésial, et représenter sacramentellement le Christ, pasteur et serviteur. Ils ont en effet accepté d’assumer respectivement l’épiscopat, le presbytérat et le diaconat, répondant ainsi à la grâce de Dieu conférée par et pour leur ministère propre.
L’engagement des ministres ordonnés répond à l’appel de l’Église et correspond à cette grâce de servir le peuple de Dieu pour que celui-ci accomplisse sa mission dans ce monde 4. L’existence personnelle et la vocation chré- tienne sont désormais vécues au service de la mission ou plutôt pour disposer l’Église à accomplir sa mission dans le monde. En agissant de la sorte, diacres, prêtres et évêques reconnaissent dans la foi que Dieu est fidèle et qu’il ne reprend pas ce qu’il a donné. On comprend dès lors que l’implica- tion personnelle et l’engagement à vie du ministre ordonné sont indisso- ciables du mystère qu’il sert. Il y a imbrication entre le ministère reçu par ordination, l’existence du diacre, du prêtre ou de l’évêque saisis dans tout leur être et pour toute leur vie et le mystère du salut qu’ils sont appelés à servir – et cela quel que soit leur état de vie, le célibat ou le mariage 5.
Cette grâce pour le ministère, la tradition latine l’a exprimée à partir du thème du caractère sacramentel. La pratique du ministère configure de l’intérieur les diacres au Christ-Serviteur, les évêques et les prêtres au Christ-Pasteur. Dans leur ministère autant que dans leur vie, ils sont appelés à un titre nouveau à vivre cette union au Christ dans sa mort et sa résurrection. Cette configuration attache en profondeur les ordonnés à leur Maître et Seigneur. Accueillie dans l’humilité du cœur et rendue féconde par le ministère, la grâce de l’ordination les enracine dans le Christ par l’Esprit et leur permet de vivre leur mission épiscopale, presbytérale ou diaconale autant que leur vocation chrétienne dans une dynamique pascale.
Ministère apostolique et fidélité à l’Évangile
Dans sa tripartition, le ministère ordonné veille à ce que l’Évan- gile soit annoncé, célébré et attesté dans la fidélité à la foi des apôtres. Il veille à l’apostolicité de la foi transmise et reçue. Il ne crée pas celle-ci, mais il la promeut et la protège pour que tout le peuple de Dieu soit « apos- tolique », c’est-à-dire enraciné dans la foi héritée, reçue et transmise par les apôtres et leurs successeurs dans le ministère. Le sacrement de l’ordre atteste et signifie que ce que le Christ ne peut plus faire par lui-même pour nous, il continue à le faire, grâce à l’Esprit par d’autres que lui. C’est dans cette perspective que le ministère ordonné est apostolique : grâce à l’Esprit, il s’inscrit par le collège des évêques dans la succession apostolique et il garantit l’apostolicité de l’Église, sa conformité au témoignage apostolique. Si le ministère ordonné veille à l’apostolicité de la foi – à la fidélité à l’Évangile –, il veille tout autant à l’unité et la catholicité de l’Église – l’unité catholique – ainsi qu’à sa sainteté.
Les diacres sont appelés à entrer dans la diaconie du Christ venu pour servir et (= c’est-à-dire) pour donner sa vie pour la multitude (cf. Mc 10:45). Plus que de simplement rendre service, ils entrent dans le don absolu et total que le Christ a fait de lui-même et, comme par un effet d’entraînement, ils incitent, par leur ministère, les baptisés à faire de même : ils rappellent ainsi la dynamique baptismale de mort et de résurrection. À cet effet, la prière consécratoire de leur ordination dit précisément que l’Esprit leur est donné par lequel ils sont fortifiés pour accomplir fidèlement le ministère 6. Ce sont justement les paroles qui appartiennent à la nature du rite au point d’être exigées pour que l’action soit valide : « envoie sur eux, Seigneur, l’Esprit saint. Par lui, qu’ils soient fortifiés des sept dons de ta grâce, pour remplir fidèlement le(ur) ministère 7 ». Quant aux évêques et aux prêtres, comme présidents de l’Église et de sa liturgie, n’ont-ils pas à se laisser conduire dans le « corps livré » de chacune de ses eucharisties ? Par le mystère pascal qu’ils célèbrent avec le peuple croyant, les évêques et les prêtres entrent dans le ministère sacerdotal du Christ livré pour la gloire de Dieu et le salut du monde.
Témoins d’un Dieu qui ne cesse d’ouvrir un avenir à son peuple
À l’instar du ministère épiscopal, le ministère des prêtres s’inscrit dans cette dynamique de convocation et d’envoi propre à la réalité ecclésiale quelle que soit sa figure concrète. Si les évêques et les prêtres président au rassemblement de l’Église, il leur revient tout autant de présider à sa mission. La passion de l’Évangile les configure au Christ, leur Maître et Seigneur, et elle ne cesse de nourrir en eux l’inquiétude de l’universel. Ils savent que la fraternité ecclésiale qu’ils servent n’a d’intérêt qu’en fonction de la fraternité universelle qu’elle anticipe. Leur devoir et leur joie sont de maintenir l’Église ouverte à tous ceux et celles « pour qui le Christ est mort » (Rm 14:15). Leur inquiétude de l’universel traduit, au nom de l’apostolicité de la foi, leur souci de la catholicité.
L’annonce de la Parole et la célébration des sacrements dans les communau- tés qu’ils président sont dès lors à la source du rassemblement des croyants et à l’origine de leur mission : pasteurs à l’image du Bon Pasteur, ils deviennent alors les témoins émerveillés de renaissances dans la foi et de nouvelles évangélisations.
Il en va de même pour les diacres qui assistent les évêques et les prêtres dans la triple diaconie de la parole, de la liturgie et de la charité, dans les charges et les offices qui leur ont été confiés en fonction des besoins de l’Église en ce lieu. N’est-ce pas pour cela que tous – évêques, prêtres et diacres – ont donné leur vie en se consacrant, par leur ministère et dans tout leur être, au mystère qu’ils servent ?
Les circonstances présentes de la désaffection à l’égard de la foi font découvrir à frais nouveaux aux ministres ordonnés la dynamique pascale qui tra- verse à la fois l’existence chrétienne et leur ministère au service du peuple de Dieu. Dans le contexte actuel de postmodernité, il leur revient de consentir joyeusement à la fin d’un régime de chrétienté – sans nostalgie et sans regret – pour reconnaître la fidélité d’un Dieu qui ne cesse d’ouvrir un avenir à son peuple. Mais ce deuil est à vivre par tous les fidèles. Dieu attend son Église aujourd’hui.
La précarité actuelle de l’exercice de leur ministère, en particulier des prêtres, la curieuse solitude dans laquelle la modernité semble enfermer les chrétiens, les échecs de certaines entreprises missionnaires et les désillu- sions liées à la marginalisation contemporaine de la foi sont autant de défis pour renouveler leur adhésion croyante au Ressuscité et se laisser travail- ler par son Esprit qui fait toutes choses nouvelles. Nos communautés ont besoin de pasteurs et de ministres enracinés dans le Christ et habités par son Esprit. C’est là une exigence pour que, dans la diversité de ses figures concrètes, l’Église devienne, par leur ministère, un peuple à la fois tout entier diaconal et sacerdotal.
- Cf. M. de Certeau, La faiblesse de croire, Seuil, Paris, 1987, 107-108
- Cf. les belles réflexions de Matthieu Rouillé d’Orfeuil, Des personnages en quête d’Auteur. Une histoire de la charité, coll. ‘‘Cogitation fidei’’ no 305, Cerf, Paris, 2018, 250-257
- La communauté ecclésiale est première, elle précède l’adhésion de foi des fidèles : elle est déjà là, avant eux. Elle est de l’ordre de l’institué. Mais comme toute institution, l’Église prend corps par les baptisés qui la composent ; ceux-ci sont de l’ordre de l’instituant. Il n’y a pas d’Église sans l’adhésion de foi des baptisés, quelles que soient leurs motivations et dans la variété et complémentarité de ce qu’ils sont les uns avec les autres
- Je cite volontiers cette formule de Mgr J. Doré et du prof. M. Vidal : « Pour que l’Église vive et remplisse sa mission de service de l’Évangile en ce monde, il faut que, en elle, certains acceptent de servir pour la disposer à sa mission – autrement dit : quelques-uns acceptent d’assurer en son sein des ministères » (J. Doré et M. Vidal, « Introduction générale. De nouvelles manières de faire vivre l’Église », in J. Doré & M. Vidal [dir.], Des Ministres pour l’Église, Bayard Éditions/Centurion – Fleurus-Mame – Éd. du Cerf, coll. ‘‘Documents d’Église’’, Paris, 2001, p. 14)
- « C’est en exerçant le ministère de l’Esprit et de la justice (2 Co 3:8-9) que les prêtres s’enracinent dans la vie spirituelle, pourvu qu’ils soient accueillants à l’Esprit du Christ qui leur donne la vie et les conduit » (PO 13). Cela vaut mutatis mutandis pour tous les ministères, y compris pour les ministères confiés à des laïcs et les ministères institués proprement dits
- À titre de comparaison avec les paroles requises pour la validité des ordinations épiscopale et presbytérale, l’évêque est ordonné pour établir l’Église en un lieu (en référence aux apôtres « qui établirent l’Église en chaque lieu », lat. qui constituerunt Ecclesiam per singula loca) et les prêtres pour seconder l’ordre épiscopal (littéralement « pour qu’ils obtiennent la charge du second rang », lat. obtineant secundi meriti munus). Cf. Pontifical romain, L’ordination de l’évêque, des prêtres, des diacres, p. 13-14 citant la Constitution apostolique Pontificalis romani recognitio de Paul VI
- Il ne s’agit pas tellement de « leur » ministère, mais du ministère, – tout court et à la fois dans toute son ampleur – qu’il leur revient d’accomplir, c’est pourquoi je traduis : « dans la mise en oeuvre du ministère qu’il leur revient d’exercer fidèlement » (lat. quo in opus ministerii fideliter exsequendi munere septiformis tuae gratiae roborentur) (Pontifical romain, L’ordination de l’évêque, des prêtres, des diacres, rites de l’ordination de plusieurs diacres, p. 152, no 207, rites de l’ordination d’un seul diacre, p. 175, no 235)
Alphonse Borras
Professeur émérite de l’Université catholique de Louvain, consulteur du Secrétariat général du Synode.
L’Œuvre de Luc
Il est heureux que pour l’Année sainte la liturgie nous donne à méditer l’évangile selon saint Luc, l’évangéliste de la prière, de la miséri- corde, des origines de la mission.
La tradition attribue à Luc, médecin d’Antioche, compagnon de Paul, deux livres : l’Évangile et les Actes des Apôtres. Quelle relation établir entre les deux? La critique allemande a longtemps déprécié l’auteur des Actes comme un piètre théologien. Cependant à partir de 1950 le vent tourna. C’est ainsi que H. Conzelmann attribua à Luc la distinction, dans l’histoire du salut, de trois étapes : temps des promesses, temps de Jésus, temps de l’Église. La question de l’unité Évangile/Actes était posée. D’autre part, en réaction contre l’épuisante recherche des sources, l’analyse narrative se concentre sur le texte tel qu’il est et étudie les procédés d’écriture. En ce sens, les publica- tions de J.-N. Aletti, Quand Luc raconte : le récit comme théologie (Cerf, 1988), et en dernier lieu l’Évangile selon saint Luc. Commentaire (Lessius, 2022, 738 p.), dont nous nous inspirerons, sans oublier la nécessité d’une recherche de type historico-critique.
Cet article vise les orientations majeures de l’Évangile de Luc, en étant at- tentif aux références et allusions à l’Ancien Testament et aux clins d’œil vers la naissance de l’Église, confiée aux serviteurs de la Parole sous l’impulsion de l’Esprit saint. En cette Année sainte, puisse cet essai apporter des pistes de réflexion pour la prédication.
N.B. : la suite de cette présentation de l’Évangile de Luc sera publié dans le numéro 1601 de la revue en janvier 2025.
Note sur la lecture liturgique de Luc en 2024-2025 :
- temps de l’Avent et de Noël : Lc 1-3 ;
- temps ordinaire : lecture continue de Lc 4:16 - 6:49, du 2e dimanche (19 janvier) au 8e dimanche (2 mars) ;
- carême : cycle spécial ;
- temps pascal : Lc 24 et extraits des Actes des Apôtres ;
- 13e dimanche du temps ordinaire (6 juillet) : reprise de la lecture continue (Lc 10 sv).
Articulation de l’Évangile :
- les naissances de Jean Baptiste et de Jésus (1 - 2) ;
- la mission de Jean Baptiste et Introduction à la mission de Jésus (3:1 - 4:13) ;
- la mission en Galilée (4:14 - 9:50) ;
- la montée vers Jérusalem (9:52 - 19:40) ;
- à Jérusalem: instructions, jugement, passion (19:41 - 24:56) ;
- la reconnaissance du Ressuscité et ascension (24).
Le projet de Luc selon le Prologue (Lc 1:1-4 et Ac 1:1)
Luc est le seul auteur du Nouveau Testament à avoir composé un prologue à la manière des historiens de son temps. Il commence par évo- quer ses prédécesseurs, non pour leur reprocher leur insuffisance, mais pour s’appuyer sur le témoignage de ceux qui sont devenus serviteurs de la parole, à savoir les apôtres et les disciples. Le grand nombre de noms propres qui parsèment l’œuvre de Luc témoigne de sa vaste enquête. Parmi les sources écrites s’impose l’évangile de Marc qui fournit la trame narrative. La com- paraison de Luc avec Matthieu montre l’existence d’une collection de logia (la source Q, Quelle) à laquelle chacun des deux évangélistes a puisé.
Luc remonte aux origines, étant le seul à raconter les enfances de Jean Baptiste et de Jésus. La rétrospective jusqu’à Adam (3 : 38) donne une va- leur universaliste à l’œuvre qui se caractérise aussi par son ancrage dans le temps des promesses.
Qui est ce Théophile auquel Luc dédie l’évangile et les Actes des Apôtres ?
C’est un lettré récemment converti, qui voudrait s’assurer de la solidité de l’instruction déjà reçue. Selon les usages du temps, Luc espère sans doute de lui l’aide financière indispensable pour l’édition.
L’évangile des enfances (Lc 1 et 2)
Propre à Luc, cette ouverture a exercé la plus grande influence sur la piété et l’art. Que serait Noël sans la crèche? Selon un procédé bien attesté chez les écrivains de son époque, Luc met en parallèle Jean Baptiste et Jésus, et dans les Actes Pierre et Paul. L’étude du genre littéraire permet d’entrer dans la perspective croyante de Luc.
Sans minimiser le rôle de Jean Baptiste, nouvel Élie, Luc souligne la supé- riorité du Fils de David. C’est la joie de l’accomplissement des promesses divines, citées expressément ou sous forme allusive. La Loi et les prophètes sont convoqués pour attester que Jésus est bien le Sauveur attendu.
Les contrastes sont significatifs. Zacharie reçoit une vision dans le cadre grandiose du Temple. Gabriel rejoint Marie dans l’humble village de Nazareth. Il faut un ordre de César Auguste pour que la sainte Famille se rende à Bethléem. En guise de trône, l’enfant sera couché dans une man- geoire. Ceux qui entendront le chant des anges et rendront hommage au nouveau-né, ce ne sont pas des notables, mais de simples bergers, qui seront les premiers missionnaires. « Heureux, vous les pauvres ! »
La piété n’a cessé d’exalter Marie, comblée de grâce, cette kharis qui désigne le plan divin du salut. Dans un premier temps, Gabriel annonce la nais- sance du Fils de David. Il dévoile à Marie le mystère de la naissance virgi- nale sous l’action de l’Esprit créateur. Luc fait entrevoir le mûrissement de la foi en l’humble servante du Seigneur, elle qui retenait les événements et les méditait dans son cœur (Lc 2:19).
La présentation de Jésus au Temple constitue le point culminant du drame. En soi, l’offrande de pauvres gens ne saurait attirer l’attention du public. Pourtant l’Esprit saint est à l’œuvre et fait de Syméon l’interprète d’Isaïe : ce nouveau-né apportera la lumière aux nations et sera la gloire d’Israël (2:32). Avec Anne, Syméon représente le peuple des pauvres du Seigneur persévérant dans l’attente. La joie n’est pas sans ombre: cet enfant sera un signe de contradiction en Israël (2:3)
La scène de la fugue de Jésus au Temple le troisième jour accentue la ré- férence à Pâques. On y entend la première parole de Jésus : « Ne saviez- vous pas qu’il me faut être chez mon Père ? » ou « aux affaires de mon Père ? » L’orientation de toute une vie est donnée, mais elle reste cachée dans le silence de Nazareth.
Les cantiques qui scandent le récit font progressivement découvrir l’identité et la mission de Jean et de Jésus, fils de David, Fils de Dieu. Ils sont l’écho des chants de la communauté de Jérusalem.
La prédication de Jésus à Nazareth (Lc 4:16-30)
Luc a donné à cette scène une valeur programmatique, tout comme au discours de Paul à Antioche de Pisidie (Ac 13:16-41). Selon le rituel juif, l’office commençait par une série de bénédictions, puis venait la lecture de la Torah, suivie de sa traduction en araméen (targum) et d’un passage adapté des Prophètes. L’homélie en proposait l’actualisation.
Ici Jésus intervient directement en choisissant un extrait du rouleau d’Isaïe :
« L’Esprit du Seigneur est sur moi parce qu’il m’a conféré l’onction. » (Is 61:1) Ce texte se rattache aux poèmes du Serviteur, dispersés dans la deuxième partie d’Isaïe. Dans la communauté des rapatriés inquiets de leur avenir, un prophète donc se lève pour annoncer une année agréable au Seigneur, un jubilé se caractérisant par la remise des dettes et le rétablissement de chacun dans la terre de ses ancêtres. Selon la traduction grecque, utilisée par Luc, revient par deux fois le terme aphesis, employé pour la libération d’un prisonnier ou d’un esclave et, dans la langue biblique pour le pardon des péchés. Les deux connotations se complètent. L’attente du grand Jubilé était bien présente dans la tradition juive 1.
Jésus s’approprie cette joyeuse annonce (évangile). Au baptême, il a reçu l’onction de l’Esprit saint, comme le dira Pierre au centurion Corneille (Ac 10:38). Toute l’action de Jésus, guérisons, exorcismes libérant de la force du mal, apparaît comme le signe de l’avènement du règne de Dieu. La cita- tion s’arrête sur une note positive, omettant la menace, « jour de vengeance pour notre Dieu ». On retrouve cette citation quand Jésus répond aux envoyés de Jean Baptiste : « La bonne nouvelle est annoncée aux pauvres » (Lc 7:21). Quel programme pour aujourd’hui !
Aujourd’hui désigne le grand Jour de l’accomplissement des promesses divines. En ajoutant : « Pour vous qui entendez », Jésus sollicite l’attention de ses auditeurs. Pourtant perce le doute. « Qui est-il donc, ce fils de Joseph,
- 1 Ainsi dans un texte de Qumrân, c’est Melchidédech, chef des anges, qui annoncera le Jubilé, le jour des Expiations, apportant la libération pour les justes et la vengeance contre les partisans de Bélial (Satan) (supplément aux Cahiers Évangile 136, p. 30).
pour élever une telle prétention ? » (cf. Jn 6:42). Plus encore, c’est l’exigence de signes comme ceux accomplis à Capharnaüm, des miracles sur commande ! Tragique réalisation d’un proverbe : « Nul n’est prophète en son pays». Jésus réplique en évoquant les miracles accomplis en terre étrangère, par Élie et Élisée, l’un en faveur d’une femme de Sarepta, l’autre en faveur de Naaman, général syrien atteint de la lèpre. Notons l’importance du cycle d’Élie dans la tradition évangélique. C’en est trop ; la colère l’emporte et l’on veut jeter le perturbateur du haut de la falaise. « Mais lui, passant au milieu d’eux, alla son chemin. »
Cette conclusion est transhistorique. Inutile de chercher à Nazareth la Roche tarpéienne ! Pour Luc, le rejet de Jésus par les autorités juives est lié à sa volonté d’ouvrir l’Alliance aux nations. Le même drame se reproduisit à Antioche de Pisidie quand Paul déclara aux Juifs irrités de la conver- sion des païens : « Puisque vous repoussez [la bonne nouvelle], vous vous êtes vous-mêmes jugés indignes de la vie éternelle, alors nous nous tournons vers les nations » (Ac 13:45).
Le rapprochement entre ces deux scènes met en évidence l’un des problèmes majeurs auxquels Luc s’efforce de répondre. N’oublions pas la conclusion des Actes des Apôtres. À Rome Paul recevait tous ceux qui venaient le trouver (28:3 s), sans exclusive donc. C’est le thème que développera l’épître aux Éphésiens, écrite sans doute à la même époque.
La pêche miraculeuse et la vocation de Pierre (Lc 5:1-11).
Marc place l’appel des premiers disciples tout au début de la pré- dication de Jésus en Galilée. Luc la situe après la journée de Capharnaüm, dans le cadre d’une pêche miraculeuse, rapportée par Jean lors d’une appa- rition du Christ aux bords du Lac ( Jn 21:1-14). D’un point de vue chrono- logique, chacune des situations a sa vraisemblance.
Chez Luc, tout commence par le succès de la prédication de Jésus, qui de- mande à Pierre de prêter sa barque (cf. Mc 4:1). Jésus invite ensuite Pierre à jeter le filet en eau profonde. Demande surprenante, après une nuit infruc- tueuse. Pierre pourtant fait confiance : « Sur ta parole, je vais jeter les filets. » Le succès inespéré révèle l’efficacité de la Parole. Il faut le concours des associés pour éviter que la barque ne s’enfonce. Le fait a valeur théopha- nique et provoque l’effroi. Comme Isaïe au Temple de Jérusalem, Pierre prend conscience de son péché, non pour être accablé mais pour recevoir une mission. « Sois sans crainte, désormais ce sont des hommes que tu auras à capturer » (5:10).
Métaphore vive, dont nous risquons par habitude de perdre la force. Selon le prophète Habacuc, la cruauté des Chaldéens n’est-elle pas comparée à celle du pêcheur (1:14-16) ?
Comprenons : les hommes vivent dans l’ignorance, l’insouciance. Par la prédication il faut leur faire prendre conscience de leur péché et les attirer vers le Royaume : « Convertissez-vous et croyez à l’Évangile » (Mc 1:15). Ce qui est prioritaire, ce n’est pas la menace du châtiment, mais l’annonce que Dieu, riche en miséricorde, se fait tout proche.
Par ce récit, Luc prépare l’histoire de la mission. Selon la première partie des Actes, Pierre tient le premier rôle et ouvre la mission aux nations par le baptême du centurions Corneille (Ac 10).
Édouard Cothenet
Prêtre du diocèse de Bourges