Thomas Merton - Moine et écrivain, un idéal littéraire et religieux

Le pape François dans un discours du jeudi 24 septembre 2015 devant le congrès américain cite en exemple quatre figures historiques : Abraham Lincoln, Dorothy Day, Martin Luther King et Thomas Merton. Il observe à travers ce dernier : « une capacité de dialogue et d’ouverture à Dieu. » Pour lui : « il demeure la source d’une inspiration spirituelle et un guide pour beaucoup de personnes. » Aujourd’hui, l’aura et l’image médiatique réapparaissent, depuis la commémoration du centenaire de sa naissance dans le monde entier. De nombreuses manifestations eurent lieu aux États-Unis et en France. Écrivain spirituel, auteur prolixe, Thomas Merton est né le 31 janvier 1915 à Prades en France dans les Pyrénées-Orientales et est dé- cédé le 10 décembre 1968 à Bangkok en Thaïlande. Un court rappel biographique s’impose.

On peut discerner dans la vie de Thomas Merton trois grandes parties ou trois grands axes. Tout d’abord, l’enfance difficile d’un garçon rêveur qui se passionne pour la littérature et les voyages dans lesquels il se réfugiera. En effet, le jeune Thomas vient dune famille dartistes (père peintre toujours en voyage, mère à la psychologie un peu fragile), les années d’adolescence vont se polariser dans une sorte de nihilisme ou tout du moins vers une vie plutôt marquée par une absence de valeurs. En Angleterre, il étudie à luniversité de Cambridge entre 1933 et 1934. Il intègre ensuite luniversité de Colombia en 1935 aux États-Unis. Alors qu’il semble un peu égaré par une vie déréglée, il découvre par hasard (mais existe-t-il un hasard?) L’esprit de la philosophie médiévale dÉtienne Gilson alors quil se promène dans les rues de New York. Véritable premier coup de foudre littéraire. Il découvre également Les Confessions de saint Augustin, deuxième révélation, qui vont transformer littéralement sa vie. Sa pensée semble évoluer, il se détourne de ses frasques détudiant et dune volonté mauvaise. Il se convertit en 1938 à la religion catholique, puis en 1941, il entre dans un monastère trappiste, l’abbaye de Gethsemani dans le Kentucky. Entre 1951 et 1955, il devient maître des étudiants, entre 1955 et 1965, il est maître des novices. En 1965, et durant ces dernières années, Merton se détourne du cénobitisme pour intégrer la voie de lérémitisme. Il vit dans un ermitage. Paradoxalement, il s’engage dans le dialogue interreligieux, alors qu’il recherche toujours plus de solitude. Sa fin est tragique, il meurt accidentellement, lors d’un voyage en Asie à Bangkok, dans une chambre dhôtel après une conférence en sélectrocutant. Il laisse un vide spirituel dans la conscience de ses lecteurs mais également dans la conscience monastique. Merton avait beaucoup écrit et avait attiré de nombreuse vocations vers la vie monastique, ouvrant des portes dans le cadre d’une conversion évolutive et inspiratrice.

On peut suivre son évolution, sa croissance et sa formation spirituelle d’écrivain et de moine dans son ouvrage autobiographique : La Nuit privée d’étoiles 1. C’est une œuvre spirituelle qui dialogue encore avec nous. Elle a fait grandir celui l’a écrite, elle fait grandir celui qui la lit. Elle fut composée dans une période ascendante de la vie du moine écrivain entre 1944 et 1948. Ici, Thomas Merton s’y présente sans fard face à son lecteur et face à Dieu. Dans ce récit Thomas Merton se raconte en profondeur, intimo meo, y exprime son travail sur soi, mais également sa transformation de soi. Il pense et écrit son ouvrage comme une sotériologie. Ainsi, Merton remet

l’idée du sujet religieux à sa place dans un monde où elle semblait avoir déserté. La Nuit privée détoiles est lautobiographie dun moine catholique : l’anamnèse de la vie de Thomas Merton de l’année 1915 à 1947. Nous y dis- tinguons deux niveaux de lecture : un premier récit celui d’une vie profane et un second récit celui d’une vie consacrée et monastique.

Plus structurellement, l’ouvrage est composé de trois parties et d’un épi- logue. La première partie débute en 1915. Elle relate la jeunesse de Thomas Merton, ce qu’il nomme sa descente aux enfers (rappel du poème La divine Comédie de Dante Alighieri) jusquà son départ de luniversité de Columbia et le décès de son grand-père en 1937. De 1937 à 1939, la seconde partie signale un événement majeur, pour lui au point de vue théologique : le bap- tême et le désir de Merton de devenir catholique. La troisième partie, de septembre 1939 à avril 1943, relate son entrée à l’abbaye de Gethsemani et finit par la mort tragique de son frère Jean-Paul à la guerre (17 avril 1943). L’épilogue se termine par une prière. Pour résumer, nous observons chez Merton deux grandes périodes : la première, 1915-1941, période de doute et dincertitude, Merton ne connait pas lexistence de Dieu et du Christ. Cette période est celle de laridité spirituelle. Ce moment nous le qualifierons de pré-monastique ; la seconde période, 1941-1968, est celle d’une ouverture spirituelle et du projet monastique celui de vivre à l’abbaye de Gethsemani. Il faut maintenant pour éclairer notre propos délimiter, chez Merton, les bonheurs et les difficultés dordre spirituel quil a pu découvrir dans lécri- ture et dans sa vie de moine. En effet, Merton envisage la construction litraire et la vie spirituelle sur deux plans : Lamour des lettres et le désir de Dieu 2. Aussi, lécriture se forme dans un processus psycho-spirituel en plusieurs grandes étapes. Ce goût pour la littérature, il le manifeste très tôt. C’est alors qu’il est au lycée de Montauban en France, qu’il écrit plusieurs nouvelles qui malheureusement resteront sans suite. En 1934, étudiant à luniversité de Columbia, il consacre une thèse à létude de la nature et de lart chez le poète anglais mystique William Blake. Il compose également des poèmes. Plus tard, Merton sera écrivain autant que moine. Pourtant, il semble quexiste chez lui vis-à-vis de lécriture un partage entre le charisme, le don voulu et donné par Dieu et le bâillon séculaire qu’il s’impose quo- tidiennement dans sa correspondance et son journal que nous évoquerons plus tard. Lécriture est pour lui un chemin de conversion, un lieu pour re- poser et épancher son âme, pour y rencontrer Dieu. Mais paradoxalement, c’est aussi le lieu de la célébrité, de l’angoisse et peut-être d’une forme de péché, par le succès et l’orgueil qu’il en retire. Merton semble réfléchir sur deux points : celui de létat de lécrivain et de sa duplicité ; celui du moine qui désire la sainteté. Dans une lettre du 10 février 1946 à son ami Jacques Maritain, Merton évoque ce problème, il écrit3 :

Je suis débordé de travail. J’essaie, avec beaucoup de volonté, d’ écrire un livre sur la vie contemplative [le titre était The Cloud and the Fire, et il a été publié sous le titre The Ascent to truth]. C’est le premier essai de théologie soutenue, et je trouve que les marches sont difficiles à escalader, à côté de quoi je suis constamment interrompu. Je pense plutôt que notre Seigneur bloque le livre pour le moment parce qu’il pense que ce sera peut-être mieux plus tard. Mais comme le dit Sertillanges la vie d’un écrivain peut être très exténuante, et je n’ hésite pas à dire que les pénitences que j’ai vécues sont en relation avec l’idée d’ écrire. Être théologien exige un ascétisme intérieur sévère, et quand je me surprends à soupirer pour une vie de solitude, d’obscurité, je me demande si, après tout, je ne suis pas seulement en train de chercher le luxe […]. Par la suite, j’ai été forcé d’admettre que pour moi la sainteté est très probablement liée aux livres, à l’ écriture et à la corvée intellectuelle. Dans l’ensemble, il est probablement plus facile d’ être un clochard qu’un érudit.

Un peu plus loin dans cette lettre, il évoque : « I am locked up in the book vault », phrase que l’on peut traduire par : « Je suis enfermé dans la voûte du livre. » On retiendra le caractère sacré du mot voûte. Thomas Merton semble considérer le texte litraire comme une Église ou un monastère. Lécriture, dans son œuvre a souvent un caractère prophétique. Elle se déploie dans une quête spirituelle, en dehors du monde. Dans le même temps à travers son journal 4 ce charisme se réle source dinqutude et dangoisse. Il sen remet à lautorité du père abbé du monastère de Gethsemani James Fox.

Je suis allé voir le père abbé hier. Je lui ai demandé de nouveau si je pouvais cesser d’ écrire des vers, et il a refusé que j’abandonne complètement la poésie. Dès le début de l’entretien, j’avais abordé la question d’interrompre une trop grande activité, de jouir d’une plus grande solitude, et il a dit « non» à tout. Maintenant, je dois comprendre que le père abbé veut que j’ écrive. C’est certain.

Durant cette période, seul le vœu d’obéissance lui permet de continuer. Le 21 mars 1947 5, il parle de son désarroi devant les tâches décriture que ses supérieurs cisterciens lui imposent :

Aujourd’hui, j’ai reçu deux nouvelles tâches. Le père Abbé m’a donné les notes auxquelles travaillait le père Albéric 6 pour l’ édition révisée de son histoire de l’ordre, et il m’a demandé d’ écrire un nouveau guide pour les postulants. C’est-à- dire que j’ai maintenant au moins douze ouvrages commencés à différents stades d’achèvement.

Dans le journal intime récemment paru en français sous le titre Méditations avec les lucioles, Merton évoque la dualité spirituelle du littérateur et du moine : Thomas Merton ou frère Louis 7. Partagé entre un idéal littéraire et un idéal religieux, Merton a une personnalité « scindée ». Pour lui, écrire est une respiration, un exercice philosophique et théologique d’une gravité cer- taine, mais également un retour vers une réalité du monde qu’il cherchera toujours à fuir. Il écrit dans son journal, le 6 mars 1949, premier dimanche de carême : « Chaque livre qui sort sous mon nom est un nouveau problème. D’abord, chacun apporte avec lui un immense examen de conscience 8. » Double, lécriture que furent La Nuit privée détoiles et son journal intime, engage lauteur sur le chemin de lintrospection mais lui rend la vie plus complexe à cause même de ce dédoublement : « Chaque livre que j’écris est un miroir de mon propre tempérament et de ma conscience 9. » Cet examen de conscience littéraire et spirituel, nous avons pu le discerner à maintes reprises dans son récit, les oscillations changeantes sur lécriture et son rapport à la foi. Mais ce qui semble emblématique ce sont deux réflexions principales que Merton se pose: lécriture comme souffrance, mais également comme crucifixion. On y perçoit la transfiguration de soi par lécriture mais également la vo- lonté de devenir un saint à travers létat monastique. Transfiguration de soi qui existe par le récit de soi et la prière, lécriture renforçant la spiritualité et le spirituel renforçant lécriture par des vases communicants : « Je prie quand je prie, j’écris et je prie quand j’écris, et je ne m’inquiète de rien d’autre que du désir et de la gloire de Dieu, ce que je trouve du mieux que je peux dans le sacrement du moment 10 » (le 16 janvier 1950, fête de la chaire de saint Pierre à Rome).

Également le 27 septembre 1958 sur la même thématique reliant écriture et prière : « Je ne vais pas écrire comme quelqu’un qui est mené par ses obsessions mais librement, car je suis un écrivain, car pour moi écrire, c’est penser, vivre et même, dans une certaine mesure, prier 11. »

À ce niveau de spiritualité, Merton comprenait qu’il était mort au monde et au siècle, le fantôme inconsistant quil fut nétait plus. La chrysalide spi- rituelle a construit un tout autre être, une nouvelle âme (le 13 juin 1951) :

Chaque jour est le même pour moi car je suis devenu très différent de ce que j’ étais. L’ homme qui tenait ce journal est mort, juste comme l’ homme qui finissait La Nuit prie détoiles, lorsque ce journal débutait, était lui aussi mort et plus encore, l homme qui était le personnage central de La Nuit prie détoiles était mort encore et encore. Maintenant que tous ces hommes sont morts, c’est suffisant pour moi de le dire par écrit, et je pense que je finirai par l’oublier, écrire sur le sujet de La Nuit prie détoiles a suffi à le faire sortir de mon esprit, et cest un bien. [] La Nuit prie détoiles est le travail dun homme dont je n’ai jamais entendu parler. Ce journal est devenu la production de quelqu’un à qui je n’ai jamais eu le déshonneur d’ être présenté 12.

Le 26 septembre 1952, Merton continue son récit avec la même idée, celle d’une métamorphose spirituelle, la transformation de l’ancienne peau, de l’ancien homme en une nouvelle tunique, celle du Christ. Cesser d’écrire pour développer une nouvelle façon dêtre :

C’est pour moi-même que j’ écris cela car le papier joue un rôle décisif dans la formation spirituelle d’un écrivain, y compris dans la formation qui le fera cesser d’ être écrivain et le transformera en quelque chose d’autre. Parce que je crois cette transformation nécessaire 13.

« Cette transformation nécessaire », Merton l’a vécue profondément. À l’image de saint Bernard de Clairvaux, au sujet duquel il a composé un court ou- vrage 14, Merton semble ordonner, vivifier et identifier sa vie et son récit à celui-ci. Tout d’abord par un détachement et une simplicité. Il semble avec le nombre des années perfectionner son style, l’épurer. Merton devait deve- nir par lentremise de la litrature : un penseur, un mystique, un homme de Dieu. C’est par la purification de cette transformation et par une forte conversion quil a pu enfin opérer cette synthèse. Synthèse de lobscurité et de la lumière d’une vie qui se partage entre la foi, la compassion, la solitude intérieure et l’amour de Dieu.

N.B. : Ce texte est largement inspiré du mémoire de Master 2 de l’auteur, soutenu à l’Université de Lorraine en théologie catholique : Récits de soi, construction de l’identité, du développement littéraire, religieux et théologique de Thomas Merton dans La nuit privée d’étoiles, le journal intime et le correspondance (1915-1968), encadré et suivi par Mme Marie-Anne Vannier, Professeure de théologie.

  1. Thomas Merton, La Nuit privée d’ étoiles, Albin Michel, Paris, 1951.
  2. Lire l’ouvrage remarquable de Dom Jean Leclercq, L’amour des lettres et le désir de Dieu, Cerf, 1956, où lauteur décrit lhistoire de la littérature monas- tique et lineffabilité de la parole de Dieu.
  3. Correspondance, The School of Charity, The letters of Thomas Merton on religious renewal and spiritual direction, Farrar, Strauss, Giroux, États-Unis, 1990. Lettre 10 février 1946. (traduite par mes soins).
  4. Journal Le signe de Jonas, Albin Michel, 1955, 8 mars 1947, p. 38. 5 Ibid., 21 mars 1947.
  5. Moine de la communauté de Gethsemani.

  6. Nom religieux quil sest choisi en entrant dans lordre cistercien, en lhonneur de saint Louis

  7. Méditations avec les lucioles, p. 98.

  8. Ibid., p. 98.

  9. Ibid., p. 121.

  10. Ibid., p. 195.

  11. Ibid., p. 128.

  12. bid., p. 162.

  13. Thomas Merton, Saint Bernard dernier Père de l’Église, coll. ‘‘Petite biblio- thèque monastique, Salvator, Paris, 2014.

Jean-François Méchinaud
Bénévole, bibliothèque du grand séminaire Saint-Jean à Nantes.


Notre hôte méconnu : le sensus fidelium

Le Sensus Fidei, explique Bernard Sesboüé, est «Un instinct, Un tact éminemment chrétien, qui conduit à toute vraie doctrine 1". Ce sensus fidei est donc celui de tout vrai chrétien à titre personnel. Lorsqu’il est exprimé de manière générale sur un point donné par l’ensemble des fidèles, il devient alors le sensus fidelium, ou même, le consensus fidelium 2. »

Dans cet article, nous voudrions faire davantage connaissance avec notre hôte méconnu, le sensus fidelium, montrer quil sagit en fait dune donnée traditionnelle, notoirement dévelope par Yves Congar, remise à lhonneur par le concile du Vatican II et encore approfondie après le concile. En conclusion, nous reviendrons sur une difficulté rencontrée.

Une donnée traditionnelle

Le Sensus Fidei est le fait « d’un peuple sacerdotal (1 P 2:9), QUI a le sens du Christ (1 Co 2:16), les yeux du cœur (Ep 1:18), l’esprit de vérité (Jn 14:17 ; 16:3) et l’intelligence spirituelle (Col 1:9) 3. » Ce peuple possède une onction venue du Saint-Esprit et il connaît la vérité (1 Jn 2:20 et 27).

Pour les Pères de l’Église, le sensus fidelium plaide en faveur de la foi véritable : pour eux, la foi de toutes les Églises ne peut tomber dans l’erreur (Tertullien, Grégoire de Nazianze, Basile de Césarée, Jérôme), et ils font appel à la foi des fidèles pour justifier une doctrine controversée ou telle pratique ecclésiale (Épiphane, Nicéphore, Augustin, Vincent de Lérins – « Il faut veiller grandement à tenir ce qui a été cru partout, toujours, par tous 4 » –, Cassien). Et lors de la crise arienne, c’est le peuple qui maintient la foi, alors que le magistère épiscopal défaille…

Au Moyen Âge, pour Thomas d’Aquin, il existe une connaturalité du croyant avec les choses de la foi, connaturalité qui est un don du Saint- Esprit: « Avoir un jugement droit au sujet (des choses divines) selon une certaine connaturalité avec elles-mêmes relève de la sagesse selon qu’elle est un don de lEsprit saint 5 » ; mais il sagit probablement davantage du sensus fidei que du sensus fidelium. Au xvie siècle, Melchior Cano considère que lautorité de l’Église catholique qui ne peut errer dans la foi constitue un lieu théologique, l’Église étant pour lui l’ensemble des fidèles, y compris les pasteurs :

« Si quelque chose est maintenant approuvé dans l’Église par l’accord commun des fidèles, ce que cependant un pouvoir humain n’aurait pu réaliser, cela provient nécessairement de la tradition des apôtres 6. » Depuis Cano, Robert Bellarmin et Francisco Suarez, cette doctrine se retrouve chez les maîtres dominicains et jésuites, ainsi quà la Sorbonne: pour plusieurs dentre eux, linfaillibilité du magistère enseignant se fonde sur celle du peuple croyant; réciproque- ment, les fidèles doivent obéir à lenseignement de foi de leurs pasteurs. Au XIXe siècle, pour John Henry Newman et Matthias Scheeben, lindéfectibi- lité de la doctrine de foi se fonde sur l’ensemble des croyants.

Depuis le concile de Trente (1545-1563) jusquaux définitions de lImmaculée Conception (1854) et de lAssomption (1950), le magistère en appelle à l’universus Ecclesiae sensus comme témoin de la foi véritable ; mais en même temps, il valorise toujours davantage sa compétence propre et l’obéissance à son autorité !

La contribution pionnière d’Yves Congar

En 1953, Yves Congar publie Jalons pour une théologIe du laïcat. Le sixième chapitre de l’ouvrage aborde la fonction prophétique des laïcs dans l’Église. Les fidèles, écrit-il, jouent un rôle dans la conservation et le développement du dogme, en vertu du sensus fidelium : celui-ci, « puissance d’adhésion et de discernement dans le corps des fidèles, est aussi et conjointement un sens de l’unité et de la communion qui comporte à titre essentiel une inclination obéissante à l’égard de l’autorité apostolique vivant dans le corps des évêques 7. » Les laïcs ne sont donc pas réduits à la passivité : la foi est active et vivante et, en lexerçant, ils apportent au trésor doctrinal de lÉglise ; mais leur part est de l’ordre de la vie, faite de tout ce qui procède d’une foi intériorisée : « C’est en vivant pleinement leur condition chrétienne chacun selon sa vocation, c’est-à- dire conformément au vouloir de Dieu, que les fidèles gardent la tradition, mais aussi la développent, réagissent d’instinct à ce qui la blesse et, ainsi, enseignent les hommes, l’Église, et la hiérarchie elle-même 8. »

Une remise à l’honneur à Vatican II

Un texte important de la constitution dogmatique sur l’églIse du concile du Vatican II aborde le sensus fidei : « La collectivité des fidèles, ayant l’onction qui vient du Saint (cf. 1 Jn 2:20 et 27), ne peut se tromper dans la foi ; ce don particulier qu’elle possède, elle le manifeste par le moyen du sens surnaturel de la foi qui est celui du peuple tout entier, lorsque, "des évêques jusqu’aux derniers des fidèles laïcs 9", elle apporte aux vérités concernant la foi et les mœurs un consentement universel. Grâce en effet à ce sens de la foi qui est éveillé et soutenu par l’Esprit de vérité, et sous la conduite du magistère sacré, qui permet, si on lui obéit fidèlement, de recevoir non plus une parole humaine, mais véritablement la parole de Dieu (cf. 1 Th 2:13), le peuple de Dieu s’attache indéfectiblement à la foi transmise aux saints une fois pour toutes (cf. Jude 3), il y pénètre plus profondément en l’interprétant comme il faut et dans sa vie la met plus parfaitement en œuvre 10. »

Ce texte se trouve au chapitre 2 de la Constitution, consacré au Peuple de Dieu dans son ensemble, avant que ne soient distingués hiérarchie (cha- pitre 3) et laïcat (chapitre 4). Le peuple de Dieu est donc envisagé dans sa totalité. Le sensus fidei appartient à sa fonction prophétique, elle-même liée à l’exercice du sacerdoce commun. Cette totalité des fidèles ne peut faillir dans la foi : telle est l’expression première et fondamentale du charisme de linfaillibilité de lÉglise. Ce charisme se vit sous la conduite du magistère.

Le mouvement doctrinal de linfaillibilité va donc de la totalité de lÉglise à ses ministres : le Concile le souligne davantage que celui du Vatican I, et lintègre dans une ecclésiologie du peuple de Dieu. Le sensus fidelium est actif : le peuple ne cesse dactualiser la doctrine et de lui donner un visage concret, son action est témoignage. Une circulation active s’exerce donc entre le magistère et le sensus fidelium. Et notons que le rôle du peuple de Dieu est identique dans les deux domaines de la foi et des mœurs.

En somme, ce texte souligne la dimension communautaire de l’Église, même si celle-ci est structurée ministériellement: le témoignage des croyants n’est pas une fonction magistérielle, mais il fait autorité en matière de foi et de mœurs.

Après le concile

Aps le concile, le sensUs fIDelIUm fait encore l’objet dapprofon- dissements. Ainsi en 2014, la Commission théologique internationale pu- blie un document sur Le sensus fidei dans la vie de l’Église, qui se demande ce qu’il en est de « l’identification du sensus fidei authentique dans des situations de controverse, lorsque par exemple il existe des tensions entre l’enseignement du magistère et des points de vue qui prétendent exprimer le sensus fidei 11 ». Le document considère dabord le sensus fidei dans l’Écriture et la Tradition de l’Église (chapitre 1). Il l’envisage ensuite dans la vie personnelle du croyant, et parle dinstinct de la foi (chapitre 2). Puis il réfléchit sur le sensus fidei fi- delium dans la vie de l’Église, et insiste sur la contribution des laïcs (chapitre 3). Il se demande enfin comment discerner les manifestations authentiques du sensus fidei, et sattarde sur les dispositions requises pour y participer authentiquement: participer à la vie de l’Église, écouter la parole de Dieu, s’ouvrir à la raison, adhérer au magistère, être saint, humble, libre et joyeux, rechercher lédification de lÉglise (chapitre 4). Finalement, nourri par le Saint-Esprit, le sensus fidei « permet à l’Église de rendre témoignage et à ses membres d’opérer le discernement qu’ils doivent sans cesse faire, à la fois en tant qu’individus et en tant que communauté, afin de savoir quelle est la meilleure manière de vivre, agir et parler dans la fidélité au Seigneur 12. »

Le Sensus Fidelium est une donnée traditionnelle, notoirement développée par Yves Congar, remise à l’honneur par le concile du Vatican II et encore approfondie après le concile. « Le sensus fidelium, écrit Bernard Sesboüé, est un lieu théologique important pour la détermination de la foi de l’Église, si l’on tient – avec la dogmatique catholique en particulier – que la parole de Dieu et donc le message de la révélation ont été confiés à un peuple sous une forme vivante 13. » De son côté, Marcel Neusch ajoute : « Le sens de la foi doit évidemment être formé, et vérifié en Église, mais il fait de chaque chrétien un sujet actif, apte à prendre des responsabilités dans les choses de la foi 14. »

Mais revenons à la question posée par la Commission théologique internationale : que se passe-t-il quand il n’y a pas unanimité des fidèles ? « Pasteurs et théologiens, répond Joseph Famerée, les premiers selon leur autorité apostolique, les seconds selon leur autorité doctrinale, ont à exercer leur discernement du sens de la foi (même partiel) du peuple de Dieu, en se mettant à l’écoute de la Parole de Dieu, de la tradition venant des apôtres, de la raison commune, de la conscience morale des hommes de bonne volonté et des signes des temps. Ce sens de la foi de tous les baptisés, pasteurs et théologiens compris, doit être formé par l’apprentis- sage du débat en Église, l’étude et une intense vie spirituelle 15. »

  1. Jean-Henri Walgrave, « La consultation des fidèles selon Newman», in Concilium 200, 1985, p. 41.
  2. Bernard Sesboüe, Le magistère à l’ épreuve, Desclée de Brouwer, Paris, 2001, p. 95.
  3. Gilbert Narcisse, « Sensus fidei », in Dictionnaire critique de théologie, Presses Universitaires de France, Paris, 1998, p. 1089.
  4. Vincent de Lérins, Commonitorium, II, 5.
  5. Thomas d’Aquin, Somme théologique, IIa IIae, q. 1, a. 5.
  6. Melchior Cano, De locis theologicis, l. 3, IV
  7. Yves Congar, Jalons pour une théologie du laïcat, Cerf – Unam Sanctam 23, Paris, 1961, p. 400.
  8. Ibid., p. 406.
  9. Augustin, De la prédestination des saints, 14, 27 ; PL 44, 980.
  10. Vatican II, Constitution dogmatique sur l’Église, no 12.
  11. Commission théologique internationale, Le sensus fidei dans la vie de l’Église, Cerf, Paris, 2014, p. 12.
  12. Ibid., p. 94.
  13. Bernard Sesboüe, op. cit., p. 95.
  14. Marcel Neusch, Les traces de Dieu. Éléments de théologie fondamentale, Cerf, Paris, 2004, p. 148.
  15. Joseph Fameree, « Sensus fidei, sensus fidelium. Histoire d’une notion théolo- gique discutée », in Recherches de Science Religieuse 2016/2 (Tome 104), p. 185.

 

Michel Castro
Lille


Le Seigneur des anneaux, un outil utile en pastorale des jeunes

Jésus ne disait rien aux foules sans parabole
Mt 13:34

Le Seingneur des Anneaux est l’œuvre maîtresse de J.R.R. Tolkien (1892-1973). Publié entre 1954 et 1955 et diffusé à plus de 150 millions d’exemplaires, il est considéré comme le 7e livre le plus vendu au monde. Régulièrement, les médias nous en parlent à l’occasion d’un nouveau film ou d’une série inspirés du monde imaginé par Tolkien.

Dans toutes les générations, nous trouvons des passionnés du Seigneur des anneaux, et d’autres personnes indifférentes à ce style littéraire, ou même allergiques. Mais beaucoup de jeunes (bien sûr pas tous) sont sensibles à cette œuvre, non seulement pour la puissance de son imaginaire, mais sans doute aussi, pour sa « vérité », c’est-à-dire pour sa capacité à nous parler du monde dans lequel nous vivons, d’une manière détournée mais d’autant plus inspirante.
Comment une telle fiction, il n’y a presque pas de référence religieuse 1, peut-elle nous parler de notre monde, et même nous en parler selon une perspective éclairée par la foi catholique ?

Une parabole qui suscite l’adhésion de son lecteur.

J. R. R. Tolkien est devenu catholique à 8 ans, lorsque, son père étant décédé, sa mère a quitté la Communion anglicane pour rejoindre l’Église catholique. Orphelin à l’âge de 12 ans, il eut comme tuteur un prêtre oratorien de l’oratoire de Birmingham. Tolkien vivra profondément pendant le restant de sa vie de cette foi reçue dans son enfance.

Dans ses premiers écrits concernant la Terre du Milieu (nom du continent où se déroule l’histoire du Seigneur des anneaux), Tolkien n’a pas cherché à témoigner explicitement de sa foi. Mais il a dû prendre conscience, après la publication du Hobbit 2, que sa foi imprégnait implicitement ses écrits. Il a travaillé alors le texte du Seigneur des anneaux dans ce sens. Il en témoigne dans une de ses lettres :

Le Seigneur des anneaux est bien entendu une œuvre fondamentalement religieuse et catholique ; de manière inconsciente dans un premier temps, puis de manière consciente lorsque je l’ai retravaillée. C’est pour cette raison que je n’ai pratiquement pas ajouté, ou que j’ai supprimé les références à ce qui s’approcherait d’une « religion », à des cultes et à des coutumes, dans ce monde imaginaire. Car l’élément religieux est absorbé dans l’histoire et dans le symbolisme 3.

John S. Maddux nous le dit à sa manière :

Ce n’est pas tant un monde déserté par Dieu qu’un monde Il se contente de rester la plupart du temps à l’arrière-plan ; et ni le narrateur ni les personnages ne montrent le moindre empressement pour L’amener au premier plan 4.

Le Seigneur des anneaux est donc revendiqué par son auteur comme « une œuvre fondamentalement religieuse et catholique », mais pas de manière expli- cite. Tolkien « détestait toute allégorie ou autre genre littéraire qui eût cherché à imposer sa signification au lecteur 5 », contrairement à son ami C. S. Lewis, l’auteur des Chroniques de Narnia. Ainsi, ce serait trahir la pensée de l’auteur que de vouloir faire coïncider strictement des personnages ou des réalités de son œuvre avec des personnages ou des réalités de notre foi, à la différence de ce qu’il serait légitime de faire à partir des Chroniques de Narnia où Aslan est présenté comme une figure allégorique du Christ.

Alors, comment se révèle la dimension « fondamentalement religieuse et catholique » de cette œuvre ? Je pense qu’on découvre cette dimension en lisant ce roman comme une parabole de notre existence. Car beaucoup de paraboles ne nous parlent pas directement de Dieu. Pour ne prendre qu’un exemple, Dieu n’apparaît littéralement dans aucune des paraboles du cha- pitre 15 de l’évangile de saint Luc, mais seulement dans un commentaire de Jésus 6. Pourtant une parabole nous parle indirectement de Dieu et de notre rapport à lui au travers de l’histoire racontée. De plus, une parabole a deux grands mérites : elle supporte une pluralité de lectures, et en même temps elle appelle le lecteur à se situer par rapport à l’histoire, comme le roi David face à la parabole que lui raconte le prophète Nathan (2 S 12:5). Ainsi, une parabole simultanément respecte et suscite la liberté de son auditeur ou lecteur.

Cette forme littéraire qu’est la parabole décrit bien l’œuvre de Tolkien. Car celui-ci n’a pas d’abord voulu écrire une histoire, il a d’abord composé des langages. Spécialiste de nombreuses langues anciennes du Nord de l’Europe, il s’est amusé très tôt à composer de nouvelles langues. Or « une grammaire dit une conception du monde 7 ». Ainsi, ces langues l’ont amené à imaginer un monde, la Terre du Milieu, et à partir de des histoires sont « nées » de ce monde, toujours en cohérence avec sa compréhension de notre monde, une compréhension inspirée par sa foi catholique.

Ce que Tolkien a mis en œuvre d’abord inconsciemment, il va l’exprimer dans un essai de 1947, Du conte de fées (en anglais : Faërie), il justifie la création d’un monde imaginaire comme étant le langage le plus à même de rendre compte de notre monde. John S. Maddux le résume ainsi :

Tout écrivain moderne essaie, soit d’intégrer à l’ histoire le sens dont elle est porteuse, soit de permettre à ce sens de se dégager tout seul de ce qu’il raconte ou, mieux encore, d’y rester implicite. Mais tant qu’il imite la création primaire, tout ce qu’il a à dire […] apparaîtra selon toute vraisemblance comme une interprétation de ce monde primaire. En revanche, celui qui crée un univers secondaire, s’il a bien fait son travail, apparaîtra non comme quelqu’un qui interprète, mais comme quelqu’un qui se contente de présenter. Avec Tolkien, la technique (si je puis l’appeler ainsi) de la création parallèle répond en même temps à une autre intention ; elle permet à l’auteur, non seulement de présenter ses idées avec la force de l’expérience vécue, mais aussi, paradoxalement, de rendre avec beaucoup de force certains aspects de notre expérience en ce monde, et à vrai dire, des parties de notre expérience qu’on aurait cru dépasser le champ de l’expression littéraire 8.

Ces aspects de notre expérience auxquels Tolkien donne beaucoup de force sont nombreux dans le Seigneur des anneaux, et peuvent rejoindre des thèmes de catéchèse ou de pastorale que nous souhaitons aborder avec des jeunes.

Des pistes d’utilisation dans la pastorale des jeunes

Une œuvre aussi riche que celle de Tolkien peut ȋtre utilisée de très nombreuses manières. J’ai eu notamment l’occasion de m’en servir en week-ends d’aumônerie, en lien avec d’autres activités autour du Seigneur des anneaux, mais aussi dans une préparation de confirmation dans le temps de Pâques. Beaucoup d’autres occasions peuvent être utilisées. Dans ces différents cas, les thèmes abordés à partir de passages du Seigneur des an- neaux permettaient aux jeunes de s’ouvrir de manière nouvelle aux paroles des évangiles.

Le but de cet article n’est pas d’être exhaustif sur le sujet, mais de donner seulement quelques pistes déjà utilisées à plusieurs reprises. Il va de soi qu’il serait difficile de se risquer à utiliser le Seigneur des anneaux dans un cadre de pastorale des jeunes sans avoir au minimum lu une fois ce livre (les films réalisés par Peter Jackson et diffusés entre 2001 et 2003 peuvent être un bon support pour certains thèmes, mais ils ne peuvent se substituer à l’étude du livre).

Un premier thème de réflexion avec des adolescents ou jeunes adultes peut être celui de « Choisir la vie en acceptant la mort». Car tout au long du Seigneur des anneaux, les différents personnages ont conscience que leur choix de lutter contre le mal ne peut que les conduire vers la mort. Ce choix est exprimé consciemment au milieu du 1er livre, lors du conseil d’Elrond 9, ainsi que dans le 3e livre, lors du dernier débat 10. Les films de Peter Jackson soulignent encore plus ce choix. La fin heureuse pour les héros du livre apparaît ainsi comme une grâce inattendue, mais qui n’a pu arriver que parce qu’elle a été préparée par les choix de ces même héros et les aides de la providence. Et même il faut souligner combien le héros principal, Frodo 11, choisit la vie pour les autres. Mais lui-même ne trouvera le repos que dans un ailleurs qui l’oblige en final à quitter la Terre du Milieu 12. Ce thème peut être travaillé en lien avec Mc 8:35 : « Celui qui veut sauver sa vie la perdra ; mais celui qui perdra sa vie à cause de moi et de l’Évangile la sauvera. » Un autre thème possible est celui du rapport entre la liberté et la Providence : sans cesse les héros du livre sont amenés à poser des choix dans l’incertitude, mais avec la ferme volonté de lutter contre le mal, y compris en eux-mêmes. La Providence (on pourrait même dire la grâce) ne se substitue jamais à la liberté des différents personnages, mais elle est présente dès le départ 13, elle soutient les choix de chacun 14 et elle permet en final une fin heureuse bien qu’inattendue, grâce à l’intervention décisive de Gollum 15. Ce thème peut être rapproché de 2 Co 12:9 : « Ma grâce te suffit, car ma puissance donne toute sa mesure dans la faiblesse. »

Le thème de la compassion et du pardon tient une grande place dans ce roman. C’est la pitié et la compassion qui conduisent d’abord Bilbo 16, puis Frodo 17, et enfin Sam 18 à épargner Gollum, car eux-mêmes ont alors déjà porté l’Anneau et ils ont fait l’expérience de la puissance de tentation vers le mal qu’il renferme. Avoir été ainsi épargné à plusieurs reprises permettra à Gollum de détruire (involontairement) l’Anneau. Frodo, par compassion, voudra même épargner Saruman qui a essayé de le tuer, celui-ci le recon- naissant alors comme un véritable sage 19. Ainsi, ceux qui font l’expérience de la puissance de perversion de l’Anneau deviennent capables d’une vé- ritable compassion, car ils voient celui qui est tombé d’abord comme un blessé dont ils souhaitent la guérison (« Il est déchu, et sa guérison est au-dessus de nos moyens; mais je voudrais quand même l’épargner dans l’espoir qu’il puisse la trouver 20 »). Tous ces passages peuvent aider à relire de manière nouvelle l’incarnation, les tentations au désert et la passion du Christ comme com- passion de Dieu pour notre humanité déchue.

D’autres thèmes pourraient encore être abordés. Par exemple le rapport au pouvoir : L’Anneau, signe du pouvoir absolu, tôt ou tard vient corrompre le cœur de ceux qui le portent. Seuls les petits (les Hobbits), peuvent résister plus longtemps à la corruption du pouvoir. Cela nous aide à comprendre combien le Tout-Puissant ne peut se révéler que dans l’abaissement absolu, la kénose du Christ (cf. Ph 2:5-11). Le rapport à la Création est aussi un thème qui traverse toute cette œuvre, de même que celui de l’espérance. La bibliographie ci-dessous peut aider à approfondir ces thèmes ou à en dégager d’autres.

Ces quelques lignes nous montrent combien l’œuvre de Tolkien peut être un outil utile pour rejoindre des jeunes ou des adultes adeptes de la litté- rature fantastique et pour les aider à accueillir plus profondément la bonne nouvelle de la mort et de la résurrection du Christ. Car là où l’intrigue de Tolkien est fondé sur le principe de l’« eu-catastrophe » (néologisme de Tolkien décrivant une histoire qui semble aller de manière assurée vers la catastrophe et qui finit de manière heureuse), celui-ci voit dans la mort et la résurrection du Christ la véritable eu-catastrophe, celle qui nourrit notre espérance et que nous devons annoncer.

  1. Une seule référence religieuse se trouve dans le tome 3 du Seigneur des anneaux, appendice A, au cours du récit de la mort d’Aragorn.
  2. Le Hobbit est le premier livre publié par Tolkien en 1937, dont l’histoire pré- cède celle du Seigneur des anneaux.
  3. J. R. R. Tolkien, Lettres, Bourgois, 2005, lettre n° 142, p. 172.
  4. John S. Maddux, « Tolkien: du bon usage des autres mondes », in Communio 1981, n°5 p.42 ; en ligne : https://communio.fr/numero/129/qu-est-ce-que-la- th-ologie, consulté le 17 avril 2023.
  5. Ibid.
  6. Lc 15:10 : « Ainsi je vous le dis : il y a de la joie devant les anges de Dieu pour un seul pécheur qui se convertit. »
  7. Propos du rabbin Philippe Haddad dans une conférence à la synagogue de la rue Copernic à Paris le 27 mars 2023.
  8. Ibid., p.43
  9. J. R. R. Tolkien, Le Seigneur des anneaux, nouvelle traduction de D. Lauzon, Bourgois, 2014-2016, tome 1, p.344.
  10. Ibid., tome 3, p.183
  11. Les noms sont cités selon la nouvelle traduction ci-dessus.
  12. Ibid., tome 3, p. 367 : « J’ai voulu sauver le Comté, et il l’a été, mais pas pour moi », dit Frodo à Sam.
  13. Ibid., tome 1, p. 82 : « On a voulu que Bilbo trouve l’Anneau, sans toutefois que son créateur y soit pour quelque chose », dit Gandalf à Frodo.
  14. Ibid., tome 1, p. 346 : « [Frodo] ouvrit la bouche, étonné d’entendre ses propres mots, comme si quelque autre volonté se servait de sa petite voix. ‘‘Je vais prendre l’Anneau’’, dit-il. »
  15. Ibid., tome 3, p. 264-265.
  16. Ibid., tome 1, p. 87.
  17. Ibid., tome 2, p. 260 : « Maintenant que je le vois, j’ai bien pitié de lui. »
  18. Ibid., tome 3, p. 263.
  19. Ibid., tome 3, p. 355.
  20. Ibid.

Père Gilles de Cibon
D
iocèse de Nantes


Une église en pays viking

Un nouveau venu au Danemark découvre une autre mentalité et un vrai dépaysement même si le premier évangélisateur saint Ansgaard ou Anschaire venait de France 1. Difficile de résumer en quelques lignes mais voici trois images du pays.

Noël, la grande fête

La fête de Noël est assurément le moment fort de l’année. Ce temps est préparé par la fête de sainte Luce où un cortège de jeunes filles chante en procession avec une bougie allumée. Au Danemark, on ajoute le qualificatif de Jule (Noël) à de multiples activités comme la messe ou les repas en entreprises, les marchés de Noël… Les familles sont nombreuses à venir à l’office. Celui-ci est célébré à 15 h ce qui permet de rentrer chez soi et de partager le repas de famille. Pas de crèches mais de nombreux sapins illuminés. Pas de père Noël non plus en décoration extérieure, pourrait-on remarquer.

En famille, un passage biblique est lu à la fin du repas. Puis, la famille chante en dansant dans une ronde autour du sapin et chacun ouvre les cadeaux. Le lendemain et le surlendemain, tous les magasins sont fermés. Dans la nuit de l’hiver, la fête de Noël illumine les rues… qui seront dégagées de toute décoration et marché le jour même de Noël.

Un accueil policé et chaleureux

Les nombreuses églises demandent de la patience pour le touriste qui visite. Souvent fermées en semaine, sauf pour les funérailles ou les bap- têmes, elles ont sur le côté une salle communautaire avec de nombreuses activités du jeu de cartes, aux repas amicaux, séances de cinéma et autres. Tout en brique, elles offrent une façade austère. À l’intérieur, l’autel dos au peuple est fleuri avec une bible ouverte posée dessus. La propreté est impeccable.

Le pasteur a gardé la robe noire des premiers réformés avec une collerette blanche. Aujourd’hui, les femmes représentent plus de la moitié du clergé. Certaines paroisses proposent un temps de prière en semaine avec, presque toujours, un café croissant proposé après. Pour la messe du nouvel an, les bouteilles de champagne sont ouvertes avec une friandise en pâte d’amande. Attention, personne ne se ressert. De même, après la messe du dimanche matin, une petite assemblée souvent, les gens prennent le temps d’un café, d’un pain aux céréales ensemble.

1 % de catholiques pour une population luthérienne qui unit le peuple

Lunité du pays passe par le roi. La reine Margareth II vient dabdiquer pour son fils Frederic X après 52 ans de règne. Ce royaume qui ras- semble le Jutland, les grandes îles du centre, les îles Féroé et le Groenland vit aussi par la langue et par l’Église nationale, « l’Église du peuple », folkekirke. Pendant plus de 300 ans, l’Église du peuple, venue de la réforme luthérienne en 1536, a été l’unique culte autorisé. Aujourd’hui encore plus de 85 % des Danois d’origine adhèrent et paient un impôt forfaitaire 2. Depuis 1849, la liberté de culte a permis la construction d’autres lieux de cultes et les catholiques représentent 1 % de la population avec une cinquantaine de paroisses sur tout le pays. Les rapports œcuméniques sont bons et l’on peut voir des enfants de pasteurs dans les écoles catholiques. Les Sœurs de saint Joseph du Puy ont tenu jusqu’à une vingtaine d’hôpitaux, aujourd’hui sécularisés. Le dernier hôpital, l’hôpital Saint-Joseph a été sécularisé en 2000. Cet exemple d’intégration ne doit pas cacher la ferme volonté de rester un peuple uni. L’arrivée de nombreux migrants depuis 30 ans, le nombre élevé de prêtres étrangers (85 %) a donné lieu à une réaction forte pour des prédications en Danois (projet de loi posé en 2021 3 puis abandonné).

Peu de jeunes témoignent de leur foi. Pourtant, la participation aux offices catholiques est variée avec des familles polonaises, des femmes seules comme celles originaires des Philippines. La plupart des paroisses dans la capitale et autour ont des messes proposées en plusieurs langues. Par expérience, un francophone trouve plus facilement sa place dans une messe en italien qu’avec une messe en ukrainien. L’ambiance est bon enfant, plutôt traditionnelle avec le prêtre seul qui donne la communion, sans conflits d’engagements sociaux ou politiques. Il suffit d’avoir un téléphone portable ou un missel pour suivre les lectures. Le petit nombre crée une belle fraternité entre catholiques, un peu complexés d’être si réduits face à l’église officielle. Ce sont les Danois qui mettent à l’aise 4 en variant les églises où ils vont au culte en passant aussi dans les chapelles « papistes ».

« De toutes les nations, faites des disciples », a annoncé Jésus. Parmi ces nations, n’oublions pas le royaume du Danemark.

  1. Saint Anschaire (831-865), moine de Corbie (diocèse d’Amiens) envoyé en 832 par le pape Grégoire IV pour l’évangélisation des « Suédois, Danois, Slaves et autres peuples du Nord ». Voir Rimbert, Vie de saint Anschaire, coll. ‘‘Sagesses Chrétiennes’’, Cerf, 2011, 276 p.
  2. Comme on peut lire sur le site de la paroisse danoise de Cannes : « Au Danemark, cette confession est religion officielle ou religion d’État, le monarque doit par principe faire partie de cette Église, il en est même la tête suprême. De nos jours encore, l’Église luthérienne est une fonction de l’État: il existe dans ce pays un ministère de l’Église, les pasteurs sont fonctionnaires d’État, les impôts comportent un impôt ecclésiastique etc. Pour les Danois résidant à l’étranger il existe un certain nombre de paroisses (réunies dans l’organisation Danske Sømands- og Udlandskirker). »
  3. Voir l’article de La Croix par Youna Rivallain, du 28 janvier 2021 : « Au Danemark, les sermons bientôt tous traduits en danois ? »
  4. Grand naturaliste du xviie s., Niels Steensen a été canonisé en 1989. Ce contemporain de Tycho Brahe est toujours très respecté par les Danois. Voir Peter Beck et Gustav Scherz, Le Bienheureux Niels Steensen, coll. ‘‘Épiphanie’’, Cerf, 1988; 110 p.

Père Jérôme de la Roulière
Aumônier des francophones du Danemark


Communauté ecclésiale et ministère ordonné


L’Œuvre de Luc

Il est heureux que pour l’Année sainte la liturgie nous donne à méditer l’évangile selon saint Luc, l’évangéliste de la prière, de la miséri- corde, des origines de la mission.

La tradition attribue à Luc, médecin dAntioche, compagnon de Paul, deux livres : l’Évangile et les Actes des Apôtres. Quelle relation établir entre les deux? La critique allemande a longtemps déprécié lauteur des Actes comme un piètre théologien. Cependant à partir de 1950 le vent tourna. C’est ainsi que H. Conzelmann attribua à Luc la distinction, dans l’histoire du salut, de trois étapes : temps des promesses, temps de Jésus, temps de l’Église. La question de lunité Évangile/Actes était poe. Dautre part, en réaction contre lépuisante recherche des sources, lanalyse narrative se concentre sur le texte tel quil est et étudie les procédés décriture. En ce sens, les publica- tions de J.-N. Aletti, Quand Luc raconte : le récit comme théologie (Cerf, 1988), et en dernier lieu l’Évangile selon saint Luc. Commentaire (Lessius, 2022, 738 p.), dont nous nous inspirerons, sans oublier la nécessité d’une recherche de type historico-critique.

Cet article vise les orientations majeures de l’Évangile de Luc, en étant at- tentif aux références et allusions à l’Ancien Testament et aux clins d’œil vers la naissance de l’Église, confiée aux serviteurs de la Parole sous l’impulsion de l’Esprit saint. En cette Année sainte, puisse cet essai apporter des pistes de réflexion pour la prédication.

N.B. : la suite de cette présentation de l’Évangile de Luc sera publié dans le numéro 1601 de la revue en janvier 2025.

Note sur la lecture liturgique de Luc en 2024-2025 :

Articulation de l’Évangile :

  • les naissances de Jean Baptiste et de Jésus (1 - 2) ;
  • la mission de Jean Baptiste et Introduction à la mission de Jésus (3:1 - 4:13) ;
  • la mission en Galilée (4:14 - 9:50) ;
  • la montée vers Jérusalem (9:52 - 19:40) ;
  • à Jérusalem: instructions, jugement, passion (19:41 - 24:56) ;
  • la reconnaissance du Ressuscité et ascension (24).

Le projet de Luc selon le Prologue (Lc 1:1-4 et Ac 1:1)

Luc est le seul auteur du Nouveau Testament à avoir composé un prologue à la manière des historiens de son temps. Il commence par évo- quer ses prédécesseurs, non pour leur reprocher leur insuffisance, mais pour s’appuyer sur le témoignage de ceux qui sont devenus serviteurs de la parole, à savoir les apôtres et les disciples. Le grand nombre de noms propres qui parsèment l’œuvre de Luc témoigne de sa vaste enquête. Parmi les sources écrites s’impose l’évangile de Marc qui fournit la trame narrative. La com- paraison de Luc avec Matthieu montre l’existence d’une collection de logia (la source Q, Quelle) à laquelle chacun des deux évangélistes a puisé.

Luc remonte aux origines, étant le seul à raconter les enfances de Jean Baptiste et de Jésus. La rétrospective jusqu’à Adam (3 : 38) donne une va- leur universaliste à l’œuvre qui se caractérise aussi par son ancrage dans le temps des promesses.

Qui est ce Théophile auquel Luc dédie l’évangile et les Actes des Apôtres ?

C’est un lettré récemment converti, qui voudrait s’assurer de la solidité de linstruction déjà reçue. Selon les usages du temps, Luc espère sans doute de lui laide financière indispensable pour lédition.

L’évangile des enfances (Lc 1 et 2)

Propre à Luc, cette ouverture a exercé la plus grande influence sur la piété et lart. Que serait Noël sans la crèche? Selon un procédé bien attesté chez les écrivains de son époque, Luc met en parallèle Jean Baptiste et Jésus, et dans les Actes Pierre et Paul. Létude du genre litraire permet dentrer dans la perspective croyante de Luc.

Sans minimiser le rôle de Jean Baptiste, nouvel Élie, Luc souligne la supé- riorité du Fils de David. Cest la joie de laccomplissement des promesses divines, citées expressément ou sous forme allusive. La Loi et les prophètes sont convoqués pour attester que Jésus est bien le Sauveur attendu.

Les contrastes sont significatifs. Zacharie reçoit une vision dans le cadre grandiose du Temple. Gabriel rejoint Marie dans l’humble village de Nazareth. Il faut un ordre de César Auguste pour que la sainte Famille se rende à Bethléem. En guise de trône, lenfant sera couché dans une man- geoire. Ceux qui entendront le chant des anges et rendront hommage au nouveau-né, ce ne sont pas des notables, mais de simples bergers, qui seront les premiers missionnaires. « Heureux, vous les pauvres ! »

La piété na cessé dexalter Marie, comblée de grâce, cette kharis qui désigne le plan divin du salut. Dans un premier temps, Gabriel annonce la nais- sance du Fils de David. Il dévoile à Marie le mystère de la naissance virgi- nale sous laction de l’Esprit créateur. Luc fait entrevoir le mûrissement de la foi en l’humble servante du Seigneur, elle qui retenait les événements et les méditait dans son cœur (Lc 2:19).

La présentation de Jésus au Temple constitue le point culminant du drame. En soi, loffrande de pauvres gens ne saurait attirer lattention du public. Pourtant l’Esprit saint est à lœuvre et fait de Syméon linterprète dIsaïe : ce nouveau-né apportera la lumière aux nations et sera la gloire d’Israël (2:32). Avec Anne, Syméon représente le peuple des pauvres du Seigneur persévérant dans lattente. La joie nest pas sans ombre: cet enfant sera un signe de contradiction en Israël (2:3)

La scène de la fugue de Jésus au Temple le troisième jour accentue la ré- férence à Pâques. On y entend la première parole de Jésus : « Ne saviez- vous pas qu’il me faut être chez mon Père ? » ou « aux affaires de mon Père ? » Lorientation de toute une vie est donnée, mais elle reste cachée dans le silence de Nazareth.

Les cantiques qui scandent le récit font progressivement découvrir lidentité et la mission de Jean et de Jésus, fils de David, Fils de Dieu. Ils sont l’écho des chants de la communauté de Jérusalem.

La prédication de Jésus à Nazareth (Lc 4:16-30)

Luc a donné à cette scène une valeur programmatique, tout comme au discours de Paul à Antioche de Pisidie (Ac 13:16-41). Selon le rituel juif, l’office commençait par une série de bénédictions, puis venait la lecture de la Torah, suivie de sa traduction en araméen (targum) et d’un passage adapté des Prophètes. Lhomélie en proposait lactualisation.

Ici Jésus intervient directement en choisissant un extrait du rouleau d’Isaïe :

« L’Esprit du Seigneur est sur moi parce qu’il m’a conféré l’onction. » (Is 61:1) Ce texte se rattache aux poèmes du Serviteur, dispersés dans la deuxième partie d’Isaïe. Dans la communauté des rapatriés inquiets de leur avenir, un prophète donc se lève pour annoncer une année agréable au Seigneur, un jubilé se caractérisant par la remise des dettes et le rétablissement de chacun dans la terre de ses ancêtres. Selon la traduction grecque, utilisée par Luc, revient par deux fois le terme aphesis, employé pour la libération d’un prisonnier ou d’un esclave et, dans la langue biblique pour le pardon des péchés. Les deux connotations se complètent. Lattente du grand Jubilé était bien présente dans la tradition juive 1.

Jésus s’approprie cette joyeuse annonce (évangile). Au baptême, il a reçu lonction de l’Esprit saint, comme le dira Pierre au centurion Corneille (Ac 10:38). Toute laction de Jésus, grisons, exorcismes libérant de la force du mal, apparaît comme le signe de lavènement du règne de Dieu. La cita- tion sarrête sur une note positive, omettant la menace, « jour de vengeance pour notre Dieu ». On retrouve cette citation quand Jésus répond aux envoyés de Jean Baptiste : « La bonne nouvelle est annoncée aux pauvres » (Lc 7:21). Quel programme pour aujourd’hui !

Aujourd’hui désigne le grand Jour de laccomplissement des promesses divines. En ajoutant : « Pour vous qui entendez », Jésus sollicite lattention de ses auditeurs. Pourtant perce le doute. « Qui est-il donc, ce fils de Joseph,

  • 1 Ainsi dans un texte de Qumrân, cest Melchidédech, chef des anges, qui annoncera le Jubilé, le jour des Expiations, apportant la libération pour les justes et la vengeance contre les partisans de Bélial (Satan) (supplément aux Cahiers Évangile 136, p. 30).

pour élever une telle prétention ? » (cf. Jn 6:42). Plus encore, c’est l’exigence de signes comme ceux accomplis à Capharnaüm, des miracles sur commande ! Tragique réalisation d’un proverbe : « Nul n’est prophète en son pays». Jésus réplique en évoquant les miracles accomplis en terre étrangère, par Élie et Élisée, lun en faveur dune femme de Sarepta, lautre en faveur de Naaman, général syrien atteint de la lèpre. Notons limportance du cycle dÉlie dans la tradition évangélique. Cen est trop ; la colère lemporte et lon veut jeter le perturbateur du haut de la falaise. « Mais lui, passant au milieu d’eux, alla son chemin. »

Cette conclusion est transhistorique. Inutile de chercher à Nazareth la Roche tarpéienne ! Pour Luc, le rejet de Jésus par les autorités juives est lié à sa volonté d’ouvrir l’Alliance aux nations. Le même drame se reproduisit à Antioche de Pisidie quand Paul déclara aux Juifs irrités de la conver- sion des païens : « Puisque vous repoussez [la bonne nouvelle], vous vous êtes vous-mêmes jugés indignes de la vie éternelle, alors nous nous tournons vers les nations » (Ac 13:45).

Le rapprochement entre ces deux scènes met en évidence l’un des problèmes majeurs auxquels Luc s’efforce de répondre. N’oublions pas la conclusion des Actes des Apôtres. À Rome Paul recevait tous ceux qui venaient le trouver (28:3 s), sans exclusive donc. Cest le thème que développera lépître aux Éphésiens, écrite sans doute à la même époque.

La pêche miraculeuse et la vocation de Pierre (Lc 5:1-11).

Marc place l’appel des premiers disciples tout au début de la pré- dication de Jésus en Galilée. Luc la situe après la journée de Capharnaüm, dans le cadre d’une pêche miraculeuse, rapportée par Jean lors d’une appa- rition du Christ aux bords du Lac ( Jn 21:1-14). D’un point de vue chrono- logique, chacune des situations a sa vraisemblance.

Chez Luc, tout commence par le succès de la prédication de Jésus, qui de- mande à Pierre de prêter sa barque (cf. Mc 4:1). Jésus invite ensuite Pierre à jeter le filet en eau profonde. Demande surprenante, après une nuit infruc- tueuse. Pierre pourtant fait confiance : « Sur ta parole, je vais jeter les filets. » Le succès inespéré réle lefficacité de la Parole. Il faut le concours des associés pour éviter que la barque ne s’enfonce. Le fait a valeur théopha- nique et provoque l’effroi. Comme Isaïe au Temple de Jérusalem, Pierre prend conscience de son péché, non pour être accablé mais pour recevoir une mission. « Sois sans crainte, désormais ce sont des hommes que tu auras à capturer » (5:10).

Métaphore vive, dont nous risquons par habitude de perdre la force. Selon le prophète Habacuc, la cruauté des Chaldéens n’est-elle pas comparée à celle du pêcheur (1:14-16) ?

Comprenons : les hommes vivent dans l’ignorance, l’insouciance. Par la prédication il faut leur faire prendre conscience de leur péché et les attirer vers le Royaume : « Convertissez-vous et croyez à l’Évangile » (Mc 1:15). Ce qui est prioritaire, ce n’est pas la menace du châtiment, mais l’annonce que Dieu, riche en miséricorde, se fait tout proche.

Par ce récit, Luc prépare l’histoire de la mission. Selon la première partie des Actes, Pierre tient le premier rôle et ouvre la mission aux nations par le baptême du centurions Corneille (Ac 10).

Édouard Cothenet
Prêtre du diocèse de Bourges