Être autrement prêtres aujourd’hui
Tout bon exposé commence souvent par convoquer l’histoire pour camper son propos. Ce préalable permet de nuancer ou de souligner le caractère particulier de la situation présente. Sur le sujet des prêtres, il n’est même pas besoin de remonter au-delà du concile Vatican II qui commence par déclarer que « l’ordre des prêtres joue un rôle essentiel mais aussi de plus en plus difficile 1 ». Et force est de constater que peu de prêtres diocésains nieraient aujourd’hui cette difficulté qui a fait plus que persister.
En envisageant la diversité de l’exercice du ministère presbytéral, qui légitime l’emploi du mot dans un pluriel qui signifie aussi l’évidence impérieuse de l’agir en presbyterium, il reste donc opportun d’envisager comment on peut être simplement ou autrement prêtres aujourd’hui. Face à l’individualisme contemporain, les pères conciliaires avaient déjà et constamment parlé des prêtres, au pluriel. Comment ne pas regretter que l’on en parle encore si souvent au singulier. Peut-on l’être dans un diocèse ordinaire où le petit nombre de ministres oblige souvent l’évêque à n’envisager qu’une seule manière d’être prêtre, l’exercice de la charge curiale, office trop pesant pour de plus en plus de prêtres ? Dans ce contexte de crise ecclésiale, voire ecclésiologique, peut-on encore appeler des jeunes, surtout après la terrible enquête de la Ciase? Ces questions concernent tout le Peuple de Dieu. Car, au fond, il s’agit plus largement de cerner ce qu’on attend des prêtres et ce à quoi ils aspirent eux-mêmes.
Les quelques pistes personnelles qui sont ici déclinées n’entendent évidemment pas répondre à toutes ces questions, ni résumer « les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses » des simples prêtres. Il ne s’agit pas de décrire leurs richesses, ni de justifier les abus ou dysfonctionnements de certains d’entre eux, mais d’attirer l’attention sur quelques aspects difficiles que j’entends de leur ministère et de leur vie.
Une récente émission sur KTO titrait, non pas sur le bonheur d’être prêtres, mais sur leur mal-être : « Malaise chez les prêtres diocésains ». Quelques signes alarmants donnent en effet à penser que le ministère presbytéral est en crise ou au-moins en mutation et certainement en transformation… comme sou- vent depuis des siècles ! Des prêtres quittent le ministère, pour une femme, ou pour un homme, ou tout simplement par usure ou désenchantement ou fuite de l’Église-Institution ou tout simplement par manque de fraternité entre prêtres. Des cléricalismes se développent, notamment envers des femmes, ou selon une conception partielle de « son sacerdoce ». Par ailleurs, des prêtres se plaignent de la surcharge de travail, notamment administra- tif, et des conflits chronophages de médiation entre les fidèles. Des attentes trop grandes pèsent aussi sur leur ministère : il leur faut être des pasteurs, des généralistes, des consolateurs, des décideurs, des hommes sensibles, des managers, des collaborateurs, des ministres du culte…etc. L’excès des analogies presbytérales (pastorale, paternelle, sponsale, fraternelle, ami- cale, médicale…) n’est pas bon signe. On leur demande une somme exceptionnelle de qualités. Ainsi le burn-out n’épargne pas les prêtres ; l’alcool ou d’autres addictions – les réseaux sociaux n’en étant que le dernier avatar – deviennent des révélateurs de l’exercice « de plus en plus difficile » de leur mission. Nous pourrions évoquer aussi les attentes déçues à l’égard de leurs évêques, l’isolement ou la réduction de leur ministère au rôle d’accompagnateur. Un sentiment d’usure les atteint. Une dévalorisation de leur ministère peut aussi conduire à un narcissisme séducteur tout aussi risqué. Un évêque qualifiait récemment certains prêtres de « prêtres en morceaux 2 ». Ces constats semblent bien négatifs et je pourrais tout autant faire la liste des joies. Mais pour que cette joie soit parfaite… mieux vaut surtout ne pas ignorer les peines.
Ces malaises constituent autant de fragilités qui couvrent parfois une fragilité plus fondamentale, inhérente au ministère lui-même : ce ministère ne donne pas à voir immédiatement l’amour du Bon Pasteur. Pourtant, à travers la médiation parfois voilée des prêtres, c’est bien l’amour de Dieu qui se réalise déjà. Comme ce n’est plus le ministère qui porte la personne mais la personne qui doit porter le ministère, les fragilités des personnes entraînent la fragilité du ministère lui-même. Dans ce contexte, il n’est peut-être pas anodin de voir l’adjectif sacerdotal employé à nouveau dans un sens exclusivement clérical, comme un besoin de réassurance… faisant parfois oublier que le concile Vatican II a remis en valeur la tradition du sacerdoce commun des baptisés. Il nous faudrait comprendre de quoi ces aspects sont le signe : recherche d’identité, faiblesse de la vie dans l’Esprit… ? Le débat est loin d’être achevé.
« Les prêtres sont mis au service du Christ Docteur, Prêtre et Roi; ils participent à son ministère, qui, de jour en jour, construit ici-bas l’Église 3… » Partant de ce texte majeur du concile Vatican II, je voudrais attirer l’attention sur quelques points à réfléchir ensemble. La première urgence me semble exiger de repartir de l’Église locale et de faire vivre en son sein un presbyterium. L’Église locale a besoin d’une continuité que les prêtres peuvent garantir par leur collégialité vécue. Les évêques ont sûrement encore beaucoup à faire pour donner un élan au presbyterium. Leur épiscopat dans un même diocèse est parfois trop court pour avoir le temps nécessaire à ce travail de fond. L’Église de Dieu a besoin de prêtres qui portent ensemble le ministère apostolique pour être des apôtres de et dans l’Église locale. Devant la diversité, la plus souvent légitime, des prêtres (diocésains, religieux, fidei donum, engagés dans un travail professionnel, aumôniers, etc.) l’unité presbytérale devient un souci permanent et prioritaire que doit porter le Conseil pres- bytéral. L’avertissement est clair : « Aucun prêtre n’est […] en mesure d’accomplir toute sa mission isolément et comme individuellement ; il ne peut se passer d’unir ses forces à celles des autres prêtres 4. » Et si le pape François dénonce « un certain individualisme pastoral » c’est pour en appeler à « faire le choix de la fraternité », choix à cultiver pour « la communion du clergé en Christ, autour de l’évêque » en raison de la perspective missionnaire 5. Car le presbyterium doit habiter le ministère comme aussi la vie des prêtres : chaque ministre engage les autres. L’évêque ne fait pas participer à son ministère comme si celui-ci était plénier au point que les prêtres ne puissent qu’y participer. Le concile précise surtout que les prêtres sont des « coopérateurs avisés de l’ordre épiscopal » et qu’ils « constituent avec leur évêque, un seul presbyterium » (LG 28).
Ce renouvellement de l’être et de l’agir s’enracine nécessairement dans la formation, dès les années de séminaire. Celle-ci n’a cessé de s’allonger, pas- sant, en 40 ans, de 5 années à 8 années au minimum ! Or, cet allongement ne constitue pas une garantie absolue, surtout s’il n’est pas suivi de ce qui m’apparaît plus essentiel : la formation continue à partir de la relecture des pratiques pastorales. De même, si une formation associant davantage de femmes est nécessaire, la capacité d’une véritable collaboration avec des laïcs, et notamment des femmes, devrait faire partie des « aptitudes requises » pour prétendre à l’ordination. Nous pourrions aussi voir comment nous prenons en compte la notion de durée dans le ministère? Comme me le disait un prêtre : « Nous ne sommes pas prêtres à 35 ans comme à 60, ou à 80 ans. Il y a une expérience qui grandit, des découvertes progressives, des échecs aussi ou des expériences de toutes sortes qu’il faut assumer. » Certains prêtres se sentent parfois forcés de répondre à des questionnements alors qu’ils n’ont pas encore la maturité presbytérale suffisante pour les entendre et encore moins pour y répondre.
Mais, plus largement encore, il s’agit de revisiter la notion du « don de soi ». La « vocation» presbytérale ayant été longtemps magnifiée comme un « sacrifice » ou « une vie donnée», on a cru bien faire, en réaction, à la présenter seulement comme une « vie heureuse ». Il y a quelques années, une étude américaine avait désigné le presbytérat comme : « le métier qui rend le plus heureux au monde » ! Or, la vie des prêtres n’est intrinsèquement ni plus heureuse ni plus héroïque que celle des pères ou mères de famille, que Charles Péguy appelait les « aventuriers du monde moderne ». Chaque vie est « pascale » avec des joies et des peines, et il ne sert à rien de nier des épreuves inhérentes à toute vie. La trop grande attention portée aux célébrations des ordinations presbytérales fait d’autant plus craindre le retour à la réalité ordinaire.
Car, ainsi que les sombres vallées succèdent aux cimes resplendissantes, les surprises du réel surgissent bien vite. Les demandes des fidèles, qu’ils soient croyants ou non, confinent souvent les prêtres à n’être que des « distributeurs de sacrements ». La préparation de ces derniers, si les prêtres s’y consacrent, ne leur permet pas toujours de rejoindre les gens là où ils sont et de les faire accéder à une vie plus chrétienne. La désillusion peut grandir quand on ne demande pas aux prêtres ce pour quoi ils ont été formés, ou ce pour quoi ils pensent s’être engagés dans le presbytérat. La possibilité de développer leurs dons, même quand une passion semble extérieure à leur mission, permet parfois de retrouver plus de motivation pour les tâches explicitement pastorales. L’accomplissement d’un travail, ainsi que le pra- tiquent par exemple les prêtres de la Mission de France, offre un autre équilibre de vie.
Sur un autre plan, l’exercice de l’autorité appelle lui aussi une attention particulière. Si beaucoup de prêtres savent compter sur les nombreuses compétences des fidèles laïcs, des diacres, des religieuses, ils doivent sou- vent – et aiment parfois – tout décider. Leur autorité, reçue du Christ par l’ordination, risque très vite de les confronter à d’autres autorités reconnues parce qu’elles procèdent d’un sens du service ou d’une compétence réelle. Le ministère presbytéral ne devrait pas se penser comme un « pouvoir sur » antérieur au service lui-même. Les prêtres ont l’autorité… du service. Des usages ecclésiaux et des règles canoniques existent comme autant de façons de se garder de l’autoritarisme : les promouvoir ne devrait jamais apparaître comme une entrave à l’initiative.
Et cette question appelle nécessairement une application pleine et entière du principe de subsidiarité. Les prêtres ont tout à gagner à faire progresser le rôle propre des laïcs dans la mission de l’Église, tel que cela leur est explicitement demandé : « Ils discerneront dans la foi les charismes des laïcs sous toutes leurs formes, des plus modestes aux plus élevées, ils les reconnaîtront avec joie et les développeront avec ardeur 6. » Toutefois, il est évident que cette attention ne doit pas mener les prêtres à ne se réserver que les lieux qu’ils aiment! Un service oblige aussi à faire ce que l’on aime moins! Là encore, un discernement en presbyterium peut aider à une relecture des pratiques à la lumière de celles des autres : célèbre-t-on des messes en semaine, des obsèques, de quelle façon est-on présent à la préparation des sacrements ou célébrations, à la vie même de la paroisse ?
L’accompagnement spirituel constitue aussi un lieu indispensable de relecture. Il est essentiel que chaque ministre soit accompagné par un prêtre, un diacre, un fidèle laïc, qu’il ait le soutien d’une « équipe de vie » avec des confrères, et qu’il bénéficie aussi d’une évaluation ou d’une supervision. Cela implique tout autant d’accueillir ou de solliciter son évêque pour faire un point régulier.
Effectivement, le rapport à l’évêque est loin d’être négligeable. Il renvoie à la question de l’exercice de l’autorité. À l’occasion du rapport de la Ciase, certains prêtres ont eu l’impression que les évêques étaient « face » à leurs prêtres, beaucoup plus qu’avec eux. Ces affaires ont parfois brisé leur joie première, les obligeant même à trouver d’autres motivations à leur vocation que celles qu’ils écrivaient dans leur belle lettre de disponibilité au diaconat puis au presbytérat. Et si quelques prêtres ont réagi avec un corporatisme malsain, d’autres, même devenus plus vulnérables, ont su approfondir et déplacer le sens de « leur sacerdoce » particulier au service du sacerdoce commun des fidèles. Il faudrait aussi réfléchir, en corollaire, à ce qui pour- rait apparaître comme un trop grand pouvoir épiscopal sur les nominations risquant de livrer les prêtres à l’arbitraire de l’évêque. Là encore, le sens du ministère et les exigences de l’obéissance doivent apparaître premiers, tant pour l’évêque que pour les prêtres, si l’on souhaite retrouver ou entretenir un dialogue fructueux entre le presbyterium, chacun de ses membres, et l’évêque à qui sa conduite est confiée, pour un temps.
On constate ainsi combien il faut attacher d’importance aux relations mises au service de la communion. Non seulement il s’agit de faire face au tout- venant, à la multiplicité de toutes les situations personnelles, mais chaque relation a de multiples brins que le ministère des prêtres oblige à différencier. Si « au milieu de tous les baptisés, les prêtres sont des frères parmi leurs frères 7 », ils doivent passer parfois d’une attitude d’administrateur à celle de conseiller spirituel, d’aumônier ou de confesseur… Cet aspect peut être difficile à gérer psychologiquement. La différenciation et le respect des fors interne et externe constituent un enjeu dans ce temps qui bouleverse vie privée et vie publique. De surcroît, les prêtres doivent unir des diversités – politique, ecclésiale ou liturgique – que le confinement a révélées plus particulièrement. Certains ne savent plus comment ouvrir des lieux de dialogue entre personnes ou groupes inconciliables. L’eucharistie devient alors un lieu de tension plus que de communion. L’attention à une belle liturgie aussi intelligente qu’accessible constitue alors une priorité, et là encore avec et à partir des dons de tous les baptisés.
À cette diversité répond la singularité des ministres. En Jean 21, le Ressuscité s’adresse à « Simon, fils de Jean » pour le faire devenir pasteur avec toute sa vie passée. Simon est toujours là quand Pierre renaît et devient celui qui pait les « brebis » du Seigneur. Comme tout individu, les prêtres ne sont pas divisés et ne doivent pas l’être : d’un côté le ministre, de l’autre l’homme. Il importe de faire germer en chacun tout ce que le Seigneur a déjà ressuscité en soi. On pourrait évidemment continuer cette liste qui ne constitue que le point de départ d’une relecture de nos pratiques. Chacun peut y contribuer. Notre changement d’époque va conduire à un changement ministériel profond. La mise en œuvre d’une synodalité vécue transformera la manière d’être prêtres. L’Esprit saint y travaille. Cela partira de nos joies pastorales et réussites missionnaires ; mais cela ne pourra pas se faire sans prendre en compte les maux dont nous souffrons. Diversement perçus par l’opinion, les prêtres devront, dans tous les cas, faire preuve d’un grand réalisme spirituel pour témoigner du Christ, seul Bon Pasteur.
- Presbyterorum ordinis, 1
- Cf. Mgr Gérard Daucourt, Prêtres en morceaux, Cerf, 2022
- Ibid
- Presbyterorum ordinis, 7
- François, Discours du 21 juin 2014
- Presbyterorum ordinis, 9
- Ibid
+ Hervé Giraud
Archevêque de Sens-Auxerre
Communauté ecclésiale et ministère ordonné
Dans le jeu pluriel d’autorités en place dans le peuple de Dieu - Les Écritures, la Tradition, le sens de la foi des fidèles, le témoignage des saints, le magistère, etc. 1 – il y a le ministère apostolique des évêques, y compris les ministères ordonnés du presbytérat et du diaconat.
Comme le ministère en général, celui des évêques, prêtres et diacres en particulier, s’inscrit dans, pour et même par l’Église, la réalité ecclésiale précédant celle des ministères, et même – c’est important de le souligner – celle des baptisés qui la composent quelle que soit la communauté ecclésiale dont il s’agit. La mission de l’Église est d’attester que Dieu vient convoquer l’humanité à l’alliance.
L’Église est de soi extravertie, tournée au dehors, parce qu’elle appelle au dehors 2. Elle est telle par la Parole qui la constitue : la Parole créatrice du Père qui offre son alliance par le Verbe incarné et l’Esprit qui fait leur unité. L’Église n’a pas sa fin en elle-même comme d’ailleurs elle n’a pas son origine en elle-même. Elle découle du projet ou dessein de Dieu, de son « mystère », de son désir de se communiquer et de faire alliance. Celui-ci s’est en effet proposé de le dévoiler au cœur de l’histoire (cf. le tableau dressé par AG 2-4).
L’Église est ainsi rassemblée pour être envoyée, disséminée au cœur de ce monde pour signifier le mystère du salut comme mystère d’alliance. Toute communauté ecclésiale vit de cette dynamique de convocation et d’envoi, de rassemblement et de dissémination.
Égalité foncière de tous les baptisés et asymétrie constitutive du peuple de Dieu
Il importe d’affirmer la priorité du corps ecclésial dans sa diver- sité sur les baptisés. Ceux-ci n’existent pas sans celui-là 3. La métaphore du corps dit le caractère organique, diversifié et pluriel de la communion ecclésiale (cf. Rm 12:4-6 et 1 Co 12:12-31 ; 1 P 4:10). Elle suggère également un rapport entre l’ensemble des membres et la tête du corps (cf. Col 1:18 et Ep 1:22) : entre l’ensemble du corps ecclésial, les fidèles dans leur diversité, et la tête de ce corps, le Christ. Ce rapport d’altérité est certes un rapport de dépendance par rapport à la tête du corps ecclésial qu’est le Christ, mais surtout un rapport de vitalité, la tête étant le principe du corps.
En vertu de leur baptême et des charismes qui sont les leurs, tous les fidèles sont bel et bien membres du corps ecclésial du Christ et, face à eux, les pasteurs – et mutatis mutandis les autres ministres – figurent sacramentellement le Christ, tête de son corps ecclésial. Ce rapport d’altérité tête-corps est proprement symbolique (gr. sunballein, tenir ensemble) car les ministères ordonnés signifient le lien intrinsèque du corps à la tête, le Christ qui fait « tenir ensemble » ce tout organique et différencié. Le symbole ne se réduit en effet pas à une structure purement binaire. Il instaure un rapport à un tiers et, de ce fait, il y a trois termes : le corps ecclésial de tous les fidèles, les pasteurs (mutatis mutandis et autres ministres) à leur tête et le Christ-tête de son corps.
Ce rapport symbolique peut être qualifié de paradigmatique. Il offre le modèle normatif qui structure toute communauté ecclésiale : corps et tête, l’ensemble des fidèles dans leur diversité et leurs pasteurs qui figurent le Christ. Ce rapport symbolique n’enlève rien – bien au contraire ! – à l’unité foncière du corps ecclésial, mais il souligne sa structure qui repose sur une asymétrie constitutive. C’est ainsi qu’est signifiée et actualisée l’altérité fon- cière du Christ à son Église qui tient de lui son unité par l’action de l’Esprit saint. Bien plus, c’est par le mystère d’alliance de la trinité que l’Église tient son unité. Quelle que soit sa figure concrète, toute communauté ecclésiale tire son unité de l’unité du Père et du Fils et de l’Esprit saint (cf. LG 4b).
Au service du peuple de Dieu pour le disposer à sa mission
Le ministère ordonné au nom du Christ est au service du prophétisme, du sacerdoce et de la royauté du peuple de Dieu. Il est de ce fait au service de l’identité chrétienne, christique, des baptisés dans leur triple fonction prophétique, sacerdotale et royale à exercer dans le monde. Il est au service de l’appartenance des baptisés à l’Église des apôtres qui, de génération en génération, vit l’Évangile sous l’impulsion de l’Esprit de sainteté. Les fidèles du Christ comptent donc sur le ministère ordonné pour leur rap- peler autant l’indispensable diaconie de tout le corps ecclésial que son sacerdoce royal pour faire de leur vie un agréable sacrifice à Dieu (cf. Rm 12:1-2 ; 1 P 2:5) et faire de ce monde, un monde plus beau, plus fraternel, plus habitable anticipant les cieux nouveaux et la terre nouvelle (cf. Ap 21:1). Le ministère ordonné leur rappelle que le peuple qu’ils constituent trouve son origine dans l’initiative gracieuse de Dieu convoquant l’humanité à l’alliance. Alors que, par leur baptême, les fidèles ordonnés participaient à la triple fonction prophétique, sacerdotale et royale du Christ (cf. LG 31a; c. 204 § 1), leur ordination a fait de leur prophétisme, de leur sacerdoce et de leur royauté une triple fonction désormais également ministérielle.
Ensemble, avec les pasteurs et les autres ministres, les fidèles signifient cependant qu’ils ont répondu par la foi à la grâce de Dieu. Autant le ministère ordonné signifie à l’Église de qui elle tient – elle est de Dieu, par le Christ dans l’Esprit –, autant tous les fidèles signifient qu’il n’y a d’Église que par la réponse libre et joyeuse de tous et de chacun à la grâce de l’amour incon- ditionnel de Dieu. Nous revenons ainsi à ce qui a été affirmé de manière axiomatique au début de cette note.
Cette approche plutôt christologique du ministère ordonné, référée au Christ en tant que tête de son corps ecclésial, doit être complétée par une approche pneumatologique. Les fidèles ordonnés sont en effet ceux à qui il revient spécialement – speciatim, c’est-à-dire de manière autorisée, bien que non exclusive – de reconnaître l’action de l’Esprit saint et de discerner les charismes (LG 12b et AA 3d). Je retiens l’expression de cette double approche selon les termes de Jean-Paul II pour qui les ministres ordonnés étaient envoyés « pour servir l’Église, agissant au nom du Christ-tête en per- sonne et pour la rassembler dans l’Esprit par le moyen de l’Évangile et des sacrements » (Christifideles laici 22a in fine). Bref, il leur revient de servir le peuple de Dieu au nom du Christ et de le rassembler dans l’Esprit saint.
Les évêques et leurs collaborateurs dans le presbytérat et le diaconat, selon leur ministère respectif, assument donc un service éminemment indispen- sable pour que le peuple de Dieu soit, devienne et demeure le corps ecclésial du Christ habité par l’Esprit de sainteté, principalement par l’annonce de l’Évangile, la célébration des sacrements, la promotion des charismes.
Choisis, consacrés et envoyés pour servir avec l’autorité du Christ
Les évêques, les prêtres et les diacres n’ont évidemment pas l’exclusivité du service dans l’Église et pour le monde car il revient à tout baptisé de prendre part à la diaconie du Christ et de se faire, à l’image du Maître, serviteur de tous. Mais en vertu de leur ordination, ils ont été choisis, consacrés et envoyés pour servir avec l’autorité du Christ, tête de son corps ecclésial, et représenter sacramentellement le Christ, pasteur et serviteur. Ils ont en effet accepté d’assumer respectivement l’épiscopat, le presbytérat et le diaconat, répondant ainsi à la grâce de Dieu conférée par et pour leur ministère propre.
L’engagement des ministres ordonnés répond à l’appel de l’Église et correspond à cette grâce de servir le peuple de Dieu pour que celui-ci accomplisse sa mission dans ce monde 4. L’existence personnelle et la vocation chré- tienne sont désormais vécues au service de la mission ou plutôt pour disposer l’Église à accomplir sa mission dans le monde. En agissant de la sorte, diacres, prêtres et évêques reconnaissent dans la foi que Dieu est fidèle et qu’il ne reprend pas ce qu’il a donné. On comprend dès lors que l’implica- tion personnelle et l’engagement à vie du ministre ordonné sont indisso- ciables du mystère qu’il sert. Il y a imbrication entre le ministère reçu par ordination, l’existence du diacre, du prêtre ou de l’évêque saisis dans tout leur être et pour toute leur vie et le mystère du salut qu’ils sont appelés à servir – et cela quel que soit leur état de vie, le célibat ou le mariage 5.
Cette grâce pour le ministère, la tradition latine l’a exprimée à partir du thème du caractère sacramentel. La pratique du ministère configure de l’intérieur les diacres au Christ-Serviteur, les évêques et les prêtres au Christ-Pasteur. Dans leur ministère autant que dans leur vie, ils sont appelés à un titre nouveau à vivre cette union au Christ dans sa mort et sa résurrection. Cette configuration attache en profondeur les ordonnés à leur Maître et Seigneur. Accueillie dans l’humilité du cœur et rendue féconde par le ministère, la grâce de l’ordination les enracine dans le Christ par l’Esprit et leur permet de vivre leur mission épiscopale, presbytérale ou diaconale autant que leur vocation chrétienne dans une dynamique pascale.
Ministère apostolique et fidélité à l’Évangile
Dans sa tripartition, le ministère ordonné veille à ce que l’Évan- gile soit annoncé, célébré et attesté dans la fidélité à la foi des apôtres. Il veille à l’apostolicité de la foi transmise et reçue. Il ne crée pas celle-ci, mais il la promeut et la protège pour que tout le peuple de Dieu soit « apos- tolique », c’est-à-dire enraciné dans la foi héritée, reçue et transmise par les apôtres et leurs successeurs dans le ministère. Le sacrement de l’ordre atteste et signifie que ce que le Christ ne peut plus faire par lui-même pour nous, il continue à le faire, grâce à l’Esprit par d’autres que lui. C’est dans cette perspective que le ministère ordonné est apostolique : grâce à l’Esprit, il s’inscrit par le collège des évêques dans la succession apostolique et il garantit l’apostolicité de l’Église, sa conformité au témoignage apostolique. Si le ministère ordonné veille à l’apostolicité de la foi – à la fidélité à l’Évangile –, il veille tout autant à l’unité et la catholicité de l’Église – l’unité catholique – ainsi qu’à sa sainteté.
Les diacres sont appelés à entrer dans la diaconie du Christ venu pour servir et (= c’est-à-dire) pour donner sa vie pour la multitude (cf. Mc 10:45). Plus que de simplement rendre service, ils entrent dans le don absolu et total que le Christ a fait de lui-même et, comme par un effet d’entraînement, ils incitent, par leur ministère, les baptisés à faire de même : ils rappellent ainsi la dynamique baptismale de mort et de résurrection. À cet effet, la prière consécratoire de leur ordination dit précisément que l’Esprit leur est donné par lequel ils sont fortifiés pour accomplir fidèlement le ministère 6. Ce sont justement les paroles qui appartiennent à la nature du rite au point d’être exigées pour que l’action soit valide : « envoie sur eux, Seigneur, l’Esprit saint. Par lui, qu’ils soient fortifiés des sept dons de ta grâce, pour remplir fidèlement le(ur) ministère 7 ». Quant aux évêques et aux prêtres, comme présidents de l’Église et de sa liturgie, n’ont-ils pas à se laisser conduire dans le « corps livré » de chacune de ses eucharisties ? Par le mystère pascal qu’ils célèbrent avec le peuple croyant, les évêques et les prêtres entrent dans le ministère sacerdotal du Christ livré pour la gloire de Dieu et le salut du monde.
Témoins d’un Dieu qui ne cesse d’ouvrir un avenir à son peuple
À l’instar du ministère épiscopal, le ministère des prêtres s’inscrit dans cette dynamique de convocation et d’envoi propre à la réalité ecclésiale quelle que soit sa figure concrète. Si les évêques et les prêtres président au rassemblement de l’Église, il leur revient tout autant de présider à sa mission. La passion de l’Évangile les configure au Christ, leur Maître et Seigneur, et elle ne cesse de nourrir en eux l’inquiétude de l’universel. Ils savent que la fraternité ecclésiale qu’ils servent n’a d’intérêt qu’en fonction de la fraternité universelle qu’elle anticipe. Leur devoir et leur joie sont de maintenir l’Église ouverte à tous ceux et celles « pour qui le Christ est mort » (Rm 14:15). Leur inquiétude de l’universel traduit, au nom de l’apostolicité de la foi, leur souci de la catholicité.
L’annonce de la Parole et la célébration des sacrements dans les communau- tés qu’ils président sont dès lors à la source du rassemblement des croyants et à l’origine de leur mission : pasteurs à l’image du Bon Pasteur, ils deviennent alors les témoins émerveillés de renaissances dans la foi et de nouvelles évangélisations.
Il en va de même pour les diacres qui assistent les évêques et les prêtres dans la triple diaconie de la parole, de la liturgie et de la charité, dans les charges et les offices qui leur ont été confiés en fonction des besoins de l’Église en ce lieu. N’est-ce pas pour cela que tous – évêques, prêtres et diacres – ont donné leur vie en se consacrant, par leur ministère et dans tout leur être, au mystère qu’ils servent ?
Les circonstances présentes de la désaffection à l’égard de la foi font découvrir à frais nouveaux aux ministres ordonnés la dynamique pascale qui tra- verse à la fois l’existence chrétienne et leur ministère au service du peuple de Dieu. Dans le contexte actuel de postmodernité, il leur revient de consentir joyeusement à la fin d’un régime de chrétienté – sans nostalgie et sans regret – pour reconnaître la fidélité d’un Dieu qui ne cesse d’ouvrir un avenir à son peuple. Mais ce deuil est à vivre par tous les fidèles. Dieu attend son Église aujourd’hui.
La précarité actuelle de l’exercice de leur ministère, en particulier des prêtres, la curieuse solitude dans laquelle la modernité semble enfermer les chrétiens, les échecs de certaines entreprises missionnaires et les désillu- sions liées à la marginalisation contemporaine de la foi sont autant de défis pour renouveler leur adhésion croyante au Ressuscité et se laisser travail- ler par son Esprit qui fait toutes choses nouvelles. Nos communautés ont besoin de pasteurs et de ministres enracinés dans le Christ et habités par son Esprit. C’est là une exigence pour que, dans la diversité de ses figures concrètes, l’Église devienne, par leur ministère, un peuple à la fois tout entier diaconal et sacerdotal.
- Cf. M. de Certeau, La faiblesse de croire, Seuil, Paris, 1987, 107-108
- Cf. les belles réflexions de Matthieu Rouillé d’Orfeuil, Des personnages en quête d’Auteur. Une histoire de la charité, coll. ‘‘Cogitation fidei’’ no 305, Cerf, Paris, 2018, 250-257
- La communauté ecclésiale est première, elle précède l’adhésion de foi des fidèles : elle est déjà là, avant eux. Elle est de l’ordre de l’institué. Mais comme toute institution, l’Église prend corps par les baptisés qui la composent ; ceux-ci sont de l’ordre de l’instituant. Il n’y a pas d’Église sans l’adhésion de foi des baptisés, quelles que soient leurs motivations et dans la variété et complémentarité de ce qu’ils sont les uns avec les autres
- Je cite volontiers cette formule de Mgr J. Doré et du prof. M. Vidal : « Pour que l’Église vive et remplisse sa mission de service de l’Évangile en ce monde, il faut que, en elle, certains acceptent de servir pour la disposer à sa mission – autrement dit : quelques-uns acceptent d’assurer en son sein des ministères » (J. Doré et M. Vidal, « Introduction générale. De nouvelles manières de faire vivre l’Église », in J. Doré & M. Vidal [dir.], Des Ministres pour l’Église, Bayard Éditions/Centurion – Fleurus-Mame – Éd. du Cerf, coll. ‘‘Documents d’Église’’, Paris, 2001, p. 14)
- « C’est en exerçant le ministère de l’Esprit et de la justice (2 Co 3:8-9) que les prêtres s’enracinent dans la vie spirituelle, pourvu qu’ils soient accueillants à l’Esprit du Christ qui leur donne la vie et les conduit » (PO 13). Cela vaut mutatis mutandis pour tous les ministères, y compris pour les ministères confiés à des laïcs et les ministères institués proprement dits
- À titre de comparaison avec les paroles requises pour la validité des ordinations épiscopale et presbytérale, l’évêque est ordonné pour établir l’Église en un lieu (en référence aux apôtres « qui établirent l’Église en chaque lieu », lat. qui constituerunt Ecclesiam per singula loca) et les prêtres pour seconder l’ordre épiscopal (littéralement « pour qu’ils obtiennent la charge du second rang », lat. obtineant secundi meriti munus). Cf. Pontifical romain, L’ordination de l’évêque, des prêtres, des diacres, p. 13-14 citant la Constitution apostolique Pontificalis romani recognitio de Paul VI
- Il ne s’agit pas tellement de « leur » ministère, mais du ministère, – tout court et à la fois dans toute son ampleur – qu’il leur revient d’accomplir, c’est pourquoi je traduis : « dans la mise en oeuvre du ministère qu’il leur revient d’exercer fidèlement » (lat. quo in opus ministerii fideliter exsequendi munere septiformis tuae gratiae roborentur) (Pontifical romain, L’ordination de l’évêque, des prêtres, des diacres, rites de l’ordination de plusieurs diacres, p. 152, no 207, rites de l’ordination d’un seul diacre, p. 175, no 235)
Alphonse Borras
Professeur émérite de l’Université catholique de Louvain, consulteur du Secrétariat général du Synode.