L’accueil du handicap Une force pour l’Église

L’accueil du handicap, une force ? Voilà qui peut surprendre de prime abord, sauf à bien connaître la lettre aux Corinthiens (1:27) : « Ce qu’il y a de faible dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi. »
Cette phrase est l’un des leitmotivs de la Pastorale des personnes en situation de handicap (PPH), service diocésain de référence concernant le handicap dans l’Église.

Pour le diocèse de Nantes, l’équipe de la PPH se constitue d’une responsable diocésaine salariée, ainsi que de nombreux bénévoles (laïcs, diacres, religieuses, personnes en situation de handicap, de tous âges). Elle a reçu de l’évêque pour mission de veiller à ce que ces personnes aient toute leur place dans notre Église diocésaine, à stimuler les chrétiens et la société pour un accueil sans restriction de celles-ci. Ainsi, un accueil sans restriction peut se définir par une attention aux particularités qu’engendre le handicap, qu’il soit mental, physique, sensoriel (malentendants, malvoyants) ou psychique. Concrètement, pour Nantes, le travail au sein de cette Pastorale s’organise en 6 pôles, comme illustré ci-contre.

Cet article a pour objectif de donner les enjeux des PPH dans nos diocèses, aussi nous placerons un focus particulier sur le pôle « Paroisses et Église », afin de nous poser la question de la place des personnes en situation de handicap dans nos paroisses, dans nos équipes de travail, de mission, dans nos instances de réflexion et de décision, et plus globalement dans notre Église. Sur ce sujet, de nombreuses interrogations jaillissent : les personnes en situation de handicap doivent-elles s’adapter, ou bien la paroisse doit s’adapter pour que leur situation au sein de la paroisse soit moins handicapante, et que la personne puisse être davantage reconnue avec ses dons et ses charismes propres ?

Quelle place ont-elles dans la liturgie ? Avant, pendant, et après les offices ? Pour la vie de la paroisse, la quête ou encore les lectures ? Une place est-elle donnée à leur témoignage ?

Pensons-nous à sortir pour aller chercher dehors ces personnes invisibles, hors de nos radars ? A-t-on déjà observé l’attrait des personnes en situa- tion de handicap lorsqu’une initiative a été mise en place au sein de notre paroisse ? Comment facilite-t-on leur participation à tel ou tel évènement, même sans demande préalable de leur part ?

À toutes ces questions, voici 4 approches vécues, révélant plusieurs niveaux d’inclusion en paroisse :

  1. « Nous sommes peu confrontés aux enjeux de l’accueil de personnes en situation de handicap ». Cette affirmation nous interroge sur le fait que certains handicaps sont invisibles (troubles autistiques, troubles sensoriels tels que personne malentendante ou malvoyante, troubles psychiatriques, troubles « dys » tels que dyspraxie, dysphasie, dyslexie…), ou bien que les personnes ne viennent pas dans nos communautés dans la mesure elles ne sont pas sûres d’y trouver leur place…
    « Tant que les personnes handicapées ne manquent pas à la communauté chrétienne, c’est que celle-ci n’est pas vraiment une communauté chrétienne 1. »
  2. « Les personnes en situation de handicap sont accueillies à bras ouverts dans notre paroisse ! » L’accueil est primordial, mais cela suffit-il ? Qu’en est- il de l’écoute des besoins d’adaptation que leur situation nécessite ? D’une co-construction de la place qui leur est donnée ?
  3. « Nous veillons à l’ intégration des personnes avec un handicap » : elles ont leur place dans l’église, grâce à différentes adaptations mises en place tels qu’une rampe d’accès, la boucle magnétique pour les malenten- dants, des feuillets de messe en braille, etc. Mais… quelle place leur est donnée pour être actrices au sein de la communauté, en tant que baptisées ?
  4. « L’ inclusion dans la communauté paroissiale est une de nos priorités » : en fonction de leur désir et de leurs possibilités, les personnes porteuses de tout type de handicap sont actrices au sein de l’EAP, du lectorat, des ministres de la Communion, de la préparation aux sacrements, des catéchistes, etc.

Le schéma ci-dessous nous permet de visualiser le type de place que nous pouvons donner aux personnes en situation de handicap.

Une nouvelle vignette pourrait être ajoutée à ce schéma : celle de l’objectif à atteindre. Ce dernier est le « système inclusif », dans lequel, au-delà de la simple inclusion dans un système classique, c’est le système qui est réfléchi d’emblée pour accueillir tout un chacun.

Le rapport de synthèse, « une église synodale en mission », issu de la Session générale des évêques d’octobre 2023 2, indique : « En encourageant la coresponsabilité au sein de la mission de tous les baptisés, nous reconnaissons les capacités apostoliques des personnes avec un handicap. Nous désirons valoriser leur contribution à l’évangélisation venant de l’immense richesse humaine qu’elles apportent. Nous reconnaissons leurs expériences de souffrance, de mise à l’écart, de discrimination, parfois subies au sein même de la communauté chrétienne. »

Nous devons nous interroger : qu’est-ce que l’inclusion de la personne en situation de handicap apporte à la communauté ? Pourquoi cette particularité peut-elle transformer la personne elle-même et l’évangélisation de nos paroisses ?

Talitha Cooreman-Guittin, docteure en théologie catholique (université de Strasbourg), parle de pastorale capacitante, qui transforme les relations. Elle appelle cette dimension positive de la vulnérabilité, celle qui met la personne en capacité d’aimer, la vulnérabilité « capacitante 3 ».

La vulnérabilité apparaît non seulement comme lieu de blessure et de grande fragilité, appelant à l’engagement et à la solidarité de tous, mais aussi comme lieu avec une valeur en soi, un lieu précieux depuis lequel Dieu s’adresse à chacun. Sans vouloir enjoliver la vie quand elle est marquée par la grande vulnérabilité, notamment celle des personnes en situation de handicap avec une déficience cognitive importante, dans ces situations complexes aussi, quelque chose du mystère de Dieu se révèle, qui n’est révélé nulle part ailleurs.

Un chemin de vie se dessine pour les personnes très vulnérables et leurs proches quand elles arrivent à assumer leurs vulnérabilités respectives, et à s’ouvrir aux autres et au tout Autre. Ce chemin de vie devient « capacitant » lorsque d’autres, qui ne se reconnaissent peut-être pas (encore) comme vul-

  • XVIe assemblée générale ordinaire du synode des évêques, Première session (4-29 octobre 2023), Une église synodale en mission, no 8 L’Église est mission, k).
  • Talitha Cooreman-Guittin, Catéchèse et théologies du handicap. Ouvrir des chemins d’amitié au-delà des barrières de la déficience, PU Louvain, 2020.

nérables, rejoignent les personnes fragiles et fragilisées, et découvrent à quel point tous et toutes sont nécessaires pour construire le Royaume de Dieu. La vulnérabilité nous permet de recevoir et de donner, elle a un pouvoir actif. « Seul un moi vulnérable peut aimer 4 » (Emmanuel Levinas).

« Chaque moment passé auprès d’une amie ou d’un ami malade ou handicapé est la porte étroite par laquelle le Messie peut entrer 5 » (Walter Benjamin). Passer du temps avec des personnes en situation de handicap, vivre ces rencontres en vérité nous renvoient à nos propres faiblesses. Cela nous ouvre alors à un chemin d’humilité, et permet ainsi de laisser le Seigneur briller à travers nos failles, d’éclairer nos faiblesses de sa Miséricorde.

Placer la fragilité au cœur de nos paroisses, de nos équipes d’animation paroissiale, de nos équipes de réflexion, de nos instances décisionnaires, ou autres communautés nécessite de s’adapter, au cas par cas concernant les personnes avec un handicap, mais permet un rapprochement de chacun au Seigneur par la place donnée à la vulnérabilité, en ouvrant la porte à son action dans nos cœurs et dans nos esprits.

« Dieu s’est fait homme par amour; il a voulu partager jusqu’au bout notre condition, en choisissant d’être, dans un certain sens, handicapé afin de nous enrichir par sa pauvreté 6. »

Mais alors, concrètement, comment faire Église ensemble ?

Le Directoire pour la Catéchèse nous oriente notamment dans les articles suivants :

"La question du handicap est d’une grande importance pour l’ évangélisation et la formation chrétienne. Les communautés sont appelées non seulement à prendre soin des plus fragiles, mais à reconnaître la présence de Jésus qui se manifeste en eux de manière particulière. Cela « requiert une double attention : la conscience de l’éducabilité à la foi de la personne porteuse de handicap, que celui-ci soit grave ou même très grave ; et la volonté de considérer la personne comme un sujet actif dans la communauté dans laquelle elle vit."
Directoire pour la catéchèse, édition 2020, no 269

"Les personnes handicapées sont appelées à la plénitude de la vie sacramentelle, même en présence de troubles graves. […] personne ne peut donc refuser les sacrements aux personnes handicapées. […] C’est pourquoi l’inclusion pastorale et l’implication dans l’action liturgique, en particulier le dimanche, sont essentielles. […]. En effet, elles ne sont pas seulement les destinataires de la catéchèse, mais les protagonistes de l’évangélisation. Il est souhaitable qu’elles puissent elles-mêmes être catéchistes et qu’avec leur témoignage, elles puissent transmettre la foi de manière plus efficace."
Directoire pour la catéchèse, édition 2020, no 272

Tout comme dans la société, il est heureux d’observer les initiatives d’inclu- sion qui fleurissent au sein des paroisses, EAP, communautés chrétiennes, groupes de catéchisme, aumôneries, etc.

Quelle joie de voir des jeunes en situation de handicap vivre les JMJ, en inclusion totale ou en semi-inclusion avec les jeunes du diocèse, en fonction de leurs besoins et capacités ! Quelle chance encore de participer aux messes animées par ces personnes si souvent mises à l’écart ou seulement « bien accueillies » dans nos églises ! Combien de fois n’avons-nous pas tiré profit d’une homélie simplifiée à destination d’enfants ou de personnes avec handicap mental, qui nous a permis de faire lumière sur telle ou telle révé- lation du Christ ? Quel témoignage encore de voir cet adulte trisomique se recueillir et rester ébahi devant l’élévation du Christ hostie au moment de la Consécration, puis au moment de donner la communion à ses frères !

L’ensemble de ces initiatives et les retours d’expérience démontre l’impérieuse nécessité de faire Église avec toute vulnérabilité au cœur, et qu’aucune personne en situation de handicap ne soit privée de son appel à être actrice de l’Église.

Le projet des Veilleurs

C’est en ce sens que dans le diocèse de Nantes, le projet de veil- leurs en paroisse est ainsi né en avril 2023, suite à la réflexion d’une équipe de la PPH et PCS (pédagogie catéchétique spécialisée) et à la validation de notre évêque Mgr Percerou. Nous fêtons sa première année de mise en œuvre, avec l’engagement de près de 50 veilleurs sur 25 des 70 paroisses présentes sur notre diocèse. Des laïcs, prêtres et religieux consacrés qui sont touchées par le handicap personnellement, familialement, professionnellement, ou tout simplement sensibles à la cause, et qui ont rejoint ce nouveau réseau, aux initiatives croissantes.

du constat que, dans certaines paroisses, il existe de belles initiatives d’accueil et d’accompagnement au service des personnes en situation de handicap et de leur famille, le projet de veilleurs a pour objectif de déployer ce dynamisme.

La PPH et la PCS s’engagent à nommer, accompagner et former les veilleurs, qui seront appelés pour un mandat de 3 ans. Les veilleurs s’engagent à participer à 3 journées de formations par an, qui sont aussi l’occasion de rencontres, de relecture et de partage d’expérience entre tous les veilleurs du diocèse. Le veilleur est accompagné individuellement par la personne référente à la PPH, en lien avec son curé ou son équipe paroissiale (pôle santé, comité solidarité…) en fonction de l’organisation paroissiale.

La mission du veilleur est d’être attentif à toute personne en situation de handicap et le cas échéant, à sa famille, afin de leur proposer de réfléchir ensemble à des adaptations possibles pour améliorer leur inclusion à la communauté paroissiale.

Par exemple, il peut s’agir d’assurer un accueil à la messe dominicale, d’ai- der à l’accès à la catéchèse, à la préparation aux sacrements, à la participation à la préparation de la messe et aux différentes équipes paroissiales, d’orienter vers des associations et mouvements dans lesquels ils pourraient s’intégrer, etc. Cela peut aboutir parfois à la création de réseaux de solidarité autour des personnes et familles touchées par le handicap (partage de repas, aide au quotidien pour soulager les proches aidants…). Toutes ces actions doivent être menées avec discrétion, dans le respect de la volonté des personnes en situation de handicap et de leurs proches.

Donner mission à deux veilleurs par paroisse permet d’agir localement, afin de n’oublier personne et de permettre de tisser un maillage le plus fin possible pour qu’aucun ne reste isolé, et que ce ne soit pas la personne en situation de handicap qui doive s’adapter à l’Église, mais que ce soit la communauté qui s’adapte à ses besoins.

L’objectif est de leur donner une place dans l’assemblée paroissiale, pour eux mais aussi pour les paroissiens eux-mêmes. Comme il est écrit dans la consultation synodale spéciale de personnes en situation de handicap :

« Dans une communauté inclusive, chacun suit son propre chemin de conversion. Reconnaissant ses propres limites et sa fragilité, on est amené à marcher aux côtés des autres sans se sentir supérieur, inférieur, ou différent, mais frères et compagnons de voyage. […] Les personnes en situation de handicap sont aussi appelées à participer à la vie de l’Église. […] Le contact avec la fragilité renforce la foi de chacun, car c’est précisément dans la faiblesse que Dieu montre son amour et sa miséricorde. »

Ce projet de veilleurs est un outil pour soutenir et accompagner les communautés chrétiennes dans l’accueil et l’inclusion des personnes en situation de handicap, au cas par cas, en fonction de chaque type de handicap, de chaque personne et de ses besoins, et de tendre au mieux vers le souhait exprimé par notre pape François en décembre 2022 : « Je souhaite à toutes les communautés chrétiennes d’être des lieux où ‘‘appartenance’’ et ‘‘ inclusion’’ ne restent pas des mots à prononcer à certaines occasions, mais deviennent un objectif de l’action pastorale ordinaire. »

Béatrice Luisetto
Responsable diocésaine de la Pastorale des personnes en situation de handicap,
Diocèse de Nantes, province de Rennes

  1. Louis-Michel Renier et Jean Rossignol, Les personnes handicap.es : des citoyens ! Une leçon d’humanité, L’Harmattan, 2004.

  2. XVIe assemblée générale ordinaire du synode des évêques, Première session (4-29 octobre 2023), Une église synodale en mission, no 8 L’Église est mission, k)

  3. Talitha Cooreman-Guittin, Cat.ch.se et théologies du handicap. Ouvrir des chemins d’amitié au-delà des barrières de la déficience, PU Louvain, 2020.

  4. Emmanuel Levinas, De Dieu qui vient . l’idée, Paris, 1982, p. 145.

  5. Walter Benjamin, OEuvres III, éd. Folio-Gallimard, 2000.

  6. Jean-Paul II, Discours à l’occasion du Jubilé des personnes handicapées (3 décembre 2000), no 4.


Le Seigneur des anneaux, un outil utile en pastorale des jeunes

Jésus ne disait rien aux foules sans parabole
Mt 13:34

Le Seingneur des Anneaux est l’œuvre maîtresse de J.R.R. Tolkien (1892-1973). Publié entre 1954 et 1955 et diffusé à plus de 150 millions d’exemplaires, il est considéré comme le 7e livre le plus vendu au monde. Régulièrement, les médias nous en parlent à l’occasion d’un nouveau film ou d’une série inspirés du monde imaginé par Tolkien.

Dans toutes les générations, nous trouvons des passionnés du Seigneur des anneaux, et d’autres personnes indifférentes à ce style littéraire, ou même allergiques. Mais beaucoup de jeunes (bien sûr pas tous) sont sensibles à cette œuvre, non seulement pour la puissance de son imaginaire, mais sans doute aussi, pour sa « vérité », c’est-à-dire pour sa capacité à nous parler du monde dans lequel nous vivons, d’une manière détournée mais d’autant plus inspirante.
Comment une telle fiction, il n’y a presque pas de référence religieuse 1, peut-elle nous parler de notre monde, et même nous en parler selon une perspective éclairée par la foi catholique ?

Une parabole qui suscite l’adhésion de son lecteur.

J. R. R. Tolkien est devenu catholique à 8 ans, lorsque, son père étant décédé, sa mère a quitté la Communion anglicane pour rejoindre l’Église catholique. Orphelin à l’âge de 12 ans, il eut comme tuteur un prêtre oratorien de l’oratoire de Birmingham. Tolkien vivra profondément pendant le restant de sa vie de cette foi reçue dans son enfance.

Dans ses premiers écrits concernant la Terre du Milieu (nom du continent où se déroule l’histoire du Seigneur des anneaux), Tolkien n’a pas cherché à témoigner explicitement de sa foi. Mais il a dû prendre conscience, après la publication du Hobbit 2, que sa foi imprégnait implicitement ses écrits. Il a travaillé alors le texte du Seigneur des anneaux dans ce sens. Il en témoigne dans une de ses lettres :

Le Seigneur des anneaux est bien entendu une œuvre fondamentalement religieuse et catholique ; de manière inconsciente dans un premier temps, puis de manière consciente lorsque je l’ai retravaillée. C’est pour cette raison que je n’ai pratiquement pas ajouté, ou que j’ai supprimé les références à ce qui s’approcherait d’une « religion », à des cultes et à des coutumes, dans ce monde imaginaire. Car l’élément religieux est absorbé dans l’histoire et dans le symbolisme 3.

John S. Maddux nous le dit à sa manière :

Ce n’est pas tant un monde déserté par Dieu qu’un monde Il se contente de rester la plupart du temps à l’arrière-plan ; et ni le narrateur ni les personnages ne montrent le moindre empressement pour L’amener au premier plan 4.

Le Seigneur des anneaux est donc revendiqué par son auteur comme « une œuvre fondamentalement religieuse et catholique », mais pas de manière expli- cite. Tolkien « détestait toute allégorie ou autre genre littéraire qui eût cherché à imposer sa signification au lecteur 5 », contrairement à son ami C. S. Lewis, l’auteur des Chroniques de Narnia. Ainsi, ce serait trahir la pensée de l’auteur que de vouloir faire coïncider strictement des personnages ou des réalités de son œuvre avec des personnages ou des réalités de notre foi, à la différence de ce qu’il serait légitime de faire à partir des Chroniques de Narnia où Aslan est présenté comme une figure allégorique du Christ.

Alors, comment se révèle la dimension « fondamentalement religieuse et catholique » de cette œuvre ? Je pense qu’on découvre cette dimension en lisant ce roman comme une parabole de notre existence. Car beaucoup de paraboles ne nous parlent pas directement de Dieu. Pour ne prendre qu’un exemple, Dieu n’apparaît littéralement dans aucune des paraboles du cha- pitre 15 de l’évangile de saint Luc, mais seulement dans un commentaire de Jésus 6. Pourtant une parabole nous parle indirectement de Dieu et de notre rapport à lui au travers de l’histoire racontée. De plus, une parabole a deux grands mérites : elle supporte une pluralité de lectures, et en même temps elle appelle le lecteur à se situer par rapport à l’histoire, comme le roi David face à la parabole que lui raconte le prophète Nathan (2 S 12:5). Ainsi, une parabole simultanément respecte et suscite la liberté de son auditeur ou lecteur.

Cette forme littéraire qu’est la parabole décrit bien l’œuvre de Tolkien. Car celui-ci n’a pas d’abord voulu écrire une histoire, il a d’abord composé des langages. Spécialiste de nombreuses langues anciennes du Nord de l’Europe, il s’est amusé très tôt à composer de nouvelles langues. Or « une grammaire dit une conception du monde 7 ». Ainsi, ces langues l’ont amené à imaginer un monde, la Terre du Milieu, et à partir de des histoires sont « nées » de ce monde, toujours en cohérence avec sa compréhension de notre monde, une compréhension inspirée par sa foi catholique.

Ce que Tolkien a mis en œuvre d’abord inconsciemment, il va l’exprimer dans un essai de 1947, Du conte de fées (en anglais : Faërie), il justifie la création d’un monde imaginaire comme étant le langage le plus à même de rendre compte de notre monde. John S. Maddux le résume ainsi :

Tout écrivain moderne essaie, soit d’intégrer à l’ histoire le sens dont elle est porteuse, soit de permettre à ce sens de se dégager tout seul de ce qu’il raconte ou, mieux encore, d’y rester implicite. Mais tant qu’il imite la création primaire, tout ce qu’il a à dire […] apparaîtra selon toute vraisemblance comme une interprétation de ce monde primaire. En revanche, celui qui crée un univers secondaire, s’il a bien fait son travail, apparaîtra non comme quelqu’un qui interprète, mais comme quelqu’un qui se contente de présenter. Avec Tolkien, la technique (si je puis l’appeler ainsi) de la création parallèle répond en même temps à une autre intention ; elle permet à l’auteur, non seulement de présenter ses idées avec la force de l’expérience vécue, mais aussi, paradoxalement, de rendre avec beaucoup de force certains aspects de notre expérience en ce monde, et à vrai dire, des parties de notre expérience qu’on aurait cru dépasser le champ de l’expression littéraire 8.

Ces aspects de notre expérience auxquels Tolkien donne beaucoup de force sont nombreux dans le Seigneur des anneaux, et peuvent rejoindre des thèmes de catéchèse ou de pastorale que nous souhaitons aborder avec des jeunes.

Des pistes d’utilisation dans la pastorale des jeunes

Une œuvre aussi riche que celle de Tolkien peut ȋtre utilisée de très nombreuses manières. J’ai eu notamment l’occasion de m’en servir en week-ends d’aumônerie, en lien avec d’autres activités autour du Seigneur des anneaux, mais aussi dans une préparation de confirmation dans le temps de Pâques. Beaucoup d’autres occasions peuvent être utilisées. Dans ces différents cas, les thèmes abordés à partir de passages du Seigneur des an- neaux permettaient aux jeunes de s’ouvrir de manière nouvelle aux paroles des évangiles.

Le but de cet article n’est pas d’être exhaustif sur le sujet, mais de donner seulement quelques pistes déjà utilisées à plusieurs reprises. Il va de soi qu’il serait difficile de se risquer à utiliser le Seigneur des anneaux dans un cadre de pastorale des jeunes sans avoir au minimum lu une fois ce livre (les films réalisés par Peter Jackson et diffusés entre 2001 et 2003 peuvent être un bon support pour certains thèmes, mais ils ne peuvent se substituer à l’étude du livre).

Un premier thème de réflexion avec des adolescents ou jeunes adultes peut être celui de « Choisir la vie en acceptant la mort». Car tout au long du Seigneur des anneaux, les différents personnages ont conscience que leur choix de lutter contre le mal ne peut que les conduire vers la mort. Ce choix est exprimé consciemment au milieu du 1er livre, lors du conseil d’Elrond 9, ainsi que dans le 3e livre, lors du dernier débat 10. Les films de Peter Jackson soulignent encore plus ce choix. La fin heureuse pour les héros du livre apparaît ainsi comme une grâce inattendue, mais qui n’a pu arriver que parce qu’elle a été préparée par les choix de ces même héros et les aides de la providence. Et même il faut souligner combien le héros principal, Frodo 11, choisit la vie pour les autres. Mais lui-même ne trouvera le repos que dans un ailleurs qui l’oblige en final à quitter la Terre du Milieu 12. Ce thème peut être travaillé en lien avec Mc 8:35 : « Celui qui veut sauver sa vie la perdra ; mais celui qui perdra sa vie à cause de moi et de l’Évangile la sauvera. » Un autre thème possible est celui du rapport entre la liberté et la Providence : sans cesse les héros du livre sont amenés à poser des choix dans l’incertitude, mais avec la ferme volonté de lutter contre le mal, y compris en eux-mêmes. La Providence (on pourrait même dire la grâce) ne se substitue jamais à la liberté des différents personnages, mais elle est présente dès le départ 13, elle soutient les choix de chacun 14 et elle permet en final une fin heureuse bien qu’inattendue, grâce à l’intervention décisive de Gollum 15. Ce thème peut être rapproché de 2 Co 12:9 : « Ma grâce te suffit, car ma puissance donne toute sa mesure dans la faiblesse. »

Le thème de la compassion et du pardon tient une grande place dans ce roman. C’est la pitié et la compassion qui conduisent d’abord Bilbo 16, puis Frodo 17, et enfin Sam 18 à épargner Gollum, car eux-mêmes ont alors déjà porté l’Anneau et ils ont fait l’expérience de la puissance de tentation vers le mal qu’il renferme. Avoir été ainsi épargné à plusieurs reprises permettra à Gollum de détruire (involontairement) l’Anneau. Frodo, par compassion, voudra même épargner Saruman qui a essayé de le tuer, celui-ci le recon- naissant alors comme un véritable sage 19. Ainsi, ceux qui font l’expérience de la puissance de perversion de l’Anneau deviennent capables d’une vé- ritable compassion, car ils voient celui qui est tombé d’abord comme un blessé dont ils souhaitent la guérison (« Il est déchu, et sa guérison est au-dessus de nos moyens; mais je voudrais quand même l’épargner dans l’espoir qu’il puisse la trouver 20 »). Tous ces passages peuvent aider à relire de manière nouvelle l’incarnation, les tentations au désert et la passion du Christ comme com- passion de Dieu pour notre humanité déchue.

D’autres thèmes pourraient encore être abordés. Par exemple le rapport au pouvoir : L’Anneau, signe du pouvoir absolu, tôt ou tard vient corrompre le cœur de ceux qui le portent. Seuls les petits (les Hobbits), peuvent résister plus longtemps à la corruption du pouvoir. Cela nous aide à comprendre combien le Tout-Puissant ne peut se révéler que dans l’abaissement absolu, la kénose du Christ (cf. Ph 2:5-11). Le rapport à la Création est aussi un thème qui traverse toute cette œuvre, de même que celui de l’espérance. La bibliographie ci-dessous peut aider à approfondir ces thèmes ou à en dégager d’autres.

Ces quelques lignes nous montrent combien l’œuvre de Tolkien peut être un outil utile pour rejoindre des jeunes ou des adultes adeptes de la litté- rature fantastique et pour les aider à accueillir plus profondément la bonne nouvelle de la mort et de la résurrection du Christ. Car là où l’intrigue de Tolkien est fondé sur le principe de l’« eu-catastrophe » (néologisme de Tolkien décrivant une histoire qui semble aller de manière assurée vers la catastrophe et qui finit de manière heureuse), celui-ci voit dans la mort et la résurrection du Christ la véritable eu-catastrophe, celle qui nourrit notre espérance et que nous devons annoncer.

  1. Une seule référence religieuse se trouve dans le tome 3 du Seigneur des anneaux, appendice A, au cours du récit de la mort d’Aragorn.
  2. Le Hobbit est le premier livre publié par Tolkien en 1937, dont l’histoire pré- cède celle du Seigneur des anneaux.
  3. J. R. R. Tolkien, Lettres, Bourgois, 2005, lettre n° 142, p. 172.
  4. John S. Maddux, « Tolkien: du bon usage des autres mondes », in Communio 1981, n°5 p.42 ; en ligne : https://communio.fr/numero/129/qu-est-ce-que-la- th-ologie, consulté le 17 avril 2023.
  5. Ibid.
  6. Lc 15:10 : « Ainsi je vous le dis : il y a de la joie devant les anges de Dieu pour un seul pécheur qui se convertit. »
  7. Propos du rabbin Philippe Haddad dans une conférence à la synagogue de la rue Copernic à Paris le 27 mars 2023.
  8. Ibid., p.43
  9. J. R. R. Tolkien, Le Seigneur des anneaux, nouvelle traduction de D. Lauzon, Bourgois, 2014-2016, tome 1, p.344.
  10. Ibid., tome 3, p.183
  11. Les noms sont cités selon la nouvelle traduction ci-dessus.
  12. Ibid., tome 3, p. 367 : « J’ai voulu sauver le Comté, et il l’a été, mais pas pour moi », dit Frodo à Sam.
  13. Ibid., tome 1, p. 82 : « On a voulu que Bilbo trouve l’Anneau, sans toutefois que son créateur y soit pour quelque chose », dit Gandalf à Frodo.
  14. Ibid., tome 1, p. 346 : « [Frodo] ouvrit la bouche, étonné d’entendre ses propres mots, comme si quelque autre volonté se servait de sa petite voix. ‘‘Je vais prendre l’Anneau’’, dit-il. »
  15. Ibid., tome 3, p. 264-265.
  16. Ibid., tome 1, p. 87.
  17. Ibid., tome 2, p. 260 : « Maintenant que je le vois, j’ai bien pitié de lui. »
  18. Ibid., tome 3, p. 263.
  19. Ibid., tome 3, p. 355.
  20. Ibid.

Père Gilles de Cibon
D
iocèse de Nantes